Liberté d'expression au travail et licenciement

Quels sont les contours de la liberté d'expression au travail ? Quels abus du salarié peuvent justifier un licenciement pour faute ?

Publié le : 10/03/2023 10 mars mars 03 2023

La liberté d'expression au travail ne s'use plus si l'on s'en sert

 

Traditionnellement, on distingue la liberté d’expression - telle qu’elle est énoncée dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et la Convention européenne des droits de l’homme - et le droit d’expression du salarié qui est encadré par le droit du travail. Un employeur ne peut pas interdire à un salarié, quel que soit son statut dans l’entreprise de s’exprimer librement sur des questions politiques, religieuses ou de vie privée, par exemple.
Par contre, le salarié est tenu de ne pas abuser de ce droit et certains propos vont alors être considérés comme abusifs.

C’est par exemple le cas du manquement à l’obligation de discrétion absolue, des accusations mensongères, des publications qui portent atteinte à l’image de l’entreprise sur les réseaux sociaux, (propos diffamants, insultants ou offensants) qui démontrent une intention de nuire ou qui portent clairement atteinte à la dignité des personnes. C’est enfin le cas des menaces, propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, tels que messages ou paroles agressives ou méprisants d’un salarié à ses collègues.

L’abus du droit à la liberté d’expression au travail peut constituer une faute grave et donc aboutir au licenciement du salarié, sachant que si le salarié n’a pas abusé de sa liberté d’expression, le licenciement peut être nul.

La Cour de Cassation vient de rendre un arrêt particulièrement protecteur des droits du salarié à user de sa liberté d’expression (Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 9 novembre 2022, 21-15.208, Inédit).

Dans cette affaire, un salarié, promu directeur d’une société, a été licencié pour insuffisance professionnelle, l’employeur lui reprochant de ne pas partager les valeurs de la société, notamment la valeur « fun and pro ». 

Cette valeur se traduisait par la participation à des séminaires et à des pots de fin de semaine avec une « alcoolisation excessive de tous les participants », encouragée par des pratiques prônées par les associés liant « promiscuité, brimades et incitations à divers excès et dérapages ».

Le salarié saisit la juridiction prud’hommale, afin d’obtenir la nullité du licenciement et voit sa demande rejetée.

La Cour d’appel de PARIS confirme cette décision en considérant que les reproches adressés au salarié portaient sur son comportement et ne remettaient pas en cause ses opinions personnelles, et qu’ils ne pouvaient donc être considérés comme une violation de sa liberté d’expression entraînant la nullité du licenciement. 

Saisie par le salarié, la Cour de cassation rappelle tout d’abord la règle traditionnelle selon laquelle sauf abus, le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression.

Elle juge ensuite que le refus du salarié de participer à cette politique basée sur le partage de la valeur « fun and pro » et de l’incitation à divers excès, participait bien à sa liberté d’expression et d’opinion et casse l’arrêt d’appel au motif que « le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement ».

Dans une première lecture, on peut avoir la tentation d’approuver cette décision.
En effet, dans l’esprit de la plupart des gens, la liberté d’expression apparaît comme une valeur presque sacrée, au point que lorsqu’un professeur demande à ses élèves d’illustrer ce qu’est la liberté, ils prennent presque invariablement l’exemple de la liberté d’expression. C’est comme si la liberté d’expression se confondait avec la liberté elle-même.

Le fait que la juridiction suprême considère que même en présence d’autres motifs de licenciement, la présence d’un motif lié à l’exercice de la liberté d’expression du salarié rende ipso facto le licenciement lui-même nul ne peut donc qu’être approuvé.

Sauf que c’est négliger le fait que le licenciement d’un salarié peut être fondé sur un ou plusieurs motifs (C. trav., art. L. 1232-6) et le contenu de la lettre de licenciement, qui doit mentionner précisément le ou les motifs, fixe les limites du litige (C. trav., art. L. 1235-2).

Ainsi tous les motifs d’un licenciement doivent être analysés à condition que l’employeur ait respecté la procédure propre à chacun des griefs qu’il formule (notamment en matière disciplinaire).

Dès lors, si un seul d’entre eux constitue une cause légitime de rupture du contrat, le licenciement est validé.

Doit-on donc considérer à présent que le motif allant à l’encontre de la liberté d’expression d’un salarié effacerait en quelque sorte les autres motifs ?

Peut-être aussi peut on se demander si cette décision ne protège pas plus une certaine pudibonderie ambiante mise à mal par les « promiscuité, brimades et incitations à divers excès et dérapages » stigmatisés par les trois juridictions qui ont statué sur cette affaire, que le principe éminent de la liberté d’expression….


Cet article n'engage que son auteur.

Auteur

Philippe PRESSECQ

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