Contrat de travail

Arrêt Uber : que faut-il en retenir ? Faut-il vraiment enterrer les plateformes ?

Publié le : 12/03/2020 12 mars mars 03 2020

On communique beaucoup sur l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 4 mars 2020[1] pour dire que la cour aurait requalifié en contrat de travail, de façon générale, les contrats de mise en relation entre des chauffeurs (ou livreurs) et des usagers par l’intermédiaire d’une plateforme.
Pourtant, il ne faut pas faire dire à cet arrêt ce qu’il ne dit pas. Et il n’est pas dit que la cause soit définitivement entendue.

La Cour ne pose pas une règle erga omnes

La Cour de cassation ne définit pas dans cette décision une règle juridique qui s’imposerait à tout type de plateformes et qui permettrait de dire que tout contrat conclu entre une plateforme de mise en relation d’un chauffeur indépendant avec un usager serait un contrat de travail.

La cour énonce d’abord que :
« Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. »

La cour ne fait ici que réaffirmer sa définition du lien de subordination. Elle n’affirme ici rien de nouveau.

Puis elle expose que :
« Peut constituer un lien de subordination le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution.»

Cette affirmation peut paraitre constituer ce qu’il est coutume d’appeler un attendu de principe qui pose une règle générale indépendante de la situation factuelle présentée dans l’affaire que la Cour de cassation a à juger. Pourtant à bien y regarder, la Cour de cassation ne fait qu’affirmer que cette situation (un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution) « peut » constituer un lien de subordination.

La Cour de cassation laisse le juge du fond libre de considérer ou non en fonction des données de fait qui lui sont présentées dans le litige dont il est saisi s’il estime qu’un lien de subordination existe ou non.

C’est pourquoi ensuite l’arrêt procède par la technique de la justification légale. L’arrêt indique que la décision de la cour d’appel est légalement justifiée. Au regard de l’appréciation que le juge a sur les faits et au regard de la loi applicable ainsi interprétée, la Cour de cassation ne fait que confirmer que le juge pouvait prendre cette décision en rappelant les constats faits par le juge relatifs par exemple au fonctionnement de la plateforme, de la relation avec les clients, des conditions dans lequel l’itinéraire est imposé, d’un système de déconnexion temporaire ou définitive après certains comportements du chauffeur.

Il est ainsi à notre avis important de ne pas généraliser ces perspectives de requalification à toute plateforme de mise en relation de chauffeurs et d’usagers, a fortiori en ce qui concerne des plateformes fonctionnant selon des modalités différentes.

La décision concerne uniquement ici la plateforme Uber, tout en sachant que, y compris à l’égard de cette plateforme, un autre juge pourrait avoir une appréciation différente de l’existence ou non d’un lien de subordination. 

Pour autant, le couloir permettant à ces plateformes d’échapper à une requalification est étroit puisque la cour de cassation n’apprécie l’existence d’un contrat de travail que sur les conditions de déroulement de la prestation elle-même.

Si le débat laisse ainsi le juge libre d’une certaine appréciation sur les faits, le couloir laissé aux plateformes pour éviter une requalification en contrat de travail parait toutefois très étroit.

En effet l’attendu de l’arrêt de la Cour de cassation commenté ci-dessus renseigne sur le point de vigilance qu’il est demandé au juge du fond d’avoir : « la recherche de l’existence d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution ».

On n’est pas loin de penser que la condition tenant à l’existence d’un service organisé sera remplie pour toute plateforme existante. N’est-ce pas le propre même d’une plateforme que d’organiser le service de mise en relation entre le professionnel et l’utilisateur ?

Qu’entend dire ensuite la Cour de cassation sur la circonstance que l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution ?

Le professionnel doit-il pouvoir négocier ses conditions du recours à la plateforme, ce qui n’est pas actuellement le modèle économique mis en place ?

Il est possible de rapprocher cette décision de l’arrêt rendu le 28 novembre 2018 sur la plateforme « Take it easy »[2], dans lequel la Cour de cassation avait requalifié en contrat de travail la relation entre la plateforme et les livreurs en vélo au motif que la plateforme avait un vrai pouvoir de surveillance, de directive et de sanction mis en place par un système de points attribués ou retirés en fonction du comportement du livreur pendant l’exécution du travail.

La Cour de cassation en réalité semble s’intéresser peu au fait que le professionnel peut être réellement indépendant et avoir créé une activité, par exemple de véhicule de tourisme avec chauffeur, en exerçant son métier auprès de plusieurs opérateurs, voir avec des clients qui lui sont propre, en choisissant ses horaires de travail, sans aucune contrainte à ce titre.

La Cour de cassation ne met le focus que sur les conditions d’exercice du travail lorsqu’il est en activité pour la plateforme.

C’est ainsi qu’elle communique elle-même sur sa décision dans le communiqué de presse qui accompagne l’arrêt. La Cour de cassation nous y dit qu’elle considère comme créant un lien de subordination le fait que le chauffeur ne détermine pas le prix de la course avec l’utilisateur final, qu’il ne sache pas quelle est la destination avant d’accepter la course et donc choisir la course en connaissance de cause, le fait que l’itinéraire lui soit imposé et qu’il y ait une forme de sanction par une déconnexion temporaire ou définitive en fonction de certains comportements.

Que ceci soit clair, la cour suprême ne s’intéresse à l’existence du lien de subordination que pendant le temps d’exercice de la prestation.

Cette approche restrictive nous parait regrettable, l’opposition salariat/indépendant remettant en cause nombre de nouveaux modèles économiques vers lesquels notre société actuelle nous entraine.

C’était tout l’intérêt de ces plateformes : proposer aux utilisateurs un service accessible, facile d’utilisation et unifié.

La requalification en contrat de travail des livraisons « take eat easy » était à notre avis parfaitement justifiée car elle était caricaturale par le barème de points mis en place, allant même jusqu’à rendre le livreur dépendant de la plateforme en l’obligeant indirectement à travailler. Il n’avait plus rien d’un indépendant.

Toutefois, le développement des différents services en plateforme offre une myriade de situations qui ne sont pas comparables, mais qui, si on se cantonne à l’appréciation d’un pouvoir de contrôle pendant l’exécution de la prestation, risquent fort d’être toutes requalifiées en contrat de travail.

Et que ce soit clair, si ces travailleurs sont salariés de la plateforme, celle-ci n’existera plus.

Doit-on rappeler que dans le monde actuel du travail, le lien de subordination n’a plus sa place et que les nouvelles modalités de travail conduisent à responsabiliser le plus possible le travailleur et à mettre en place des organisations de travail en autonomie ?

Quelle est la place aujourd’hui du travail subordonné matérialisé par un pouvoir de contrôle et de sanction ? Que ressent aujourd’hui le salarié par le fait de se voir contraint ses horaires de travail ? Quelle liberté le salarié revendique-t-il de pouvoir articuler librement sa vie professionnelle et sa vie personnelle et organiser librement son parcours professionnel ?

Et c’est ainsi ce lien de subordination dont plus personne ne veut entendre parler qui met à mal un modèle économique proposant à certains travailleurs de travailler quand ils le souhaitent, dans la mesure de ce qu’ils souhaitent.

Les résistances générales à ce modèle économique sont bien entendu liées au fait qu’il n’a pas atteint sa maturité. Des mises en œuvre sont caricaturales. Ce domaine d’activité ne produit en outre pas encore assez d’argent pour que tous les opérateurs en tirent un revenu décent. L’approche de ce modèle serait peut-être différent si tel n’était pas le cas.

Mais ces résistances trouvent une assise juridique sur l’approche binaire regrettable de notre dispositif législatif entre l’entreprenariat et le salariat. Il n’y a en effet aucune troisième voie. Un travailleur est indépendant ou salarié.

Or, la réalité du terrain est tout autre et il existe de nombreuses situations qui ne relèvent ni du travail indépendant ni du travail salarié. Rappelons que nous avons dû considérer que des participants à un jeu télévisé étaient des salariés !

Il nous semble urgent que notre société accepte que soit créé un statut de travailleur qui ne soit ni vraiment indépendant, ni vraiment salarié. Peut-être un statut d’indépendant, exerçant de façon habituelle une prestation dirigée pour le compte d’un opérateur. Peut-être son pendant, un statut de salarié, libre de travailler en tant que tel à la carte, en parallèle d’autres activités salariés ou indépendantes ? Ceci ne constituerait-il pas la flexibilité et l’agilité dans le travail tant recherchées par beaucoup à notre époque ?

Saluons la tentative du gouvernement d’avoir précisément essayé de créer un début de statut pour les travailleurs indépendants sur plateforme en ayant introduit dans le code du travail des dispositions conduisant à faire supporter aux plateformes une responsabilité sociale à l’égard des travailleurs, traduites par des obligations de la plateforme en matière d’assurance contre les accidents du travail, d’accompagnement sur le parcours professionnel, de protection des travailleurs, assimilables à la reconnaissance d'un droit de grève et de représentation syndicale.
Ces dispositions sont complétées[3], pour les plateformes de conduite d'une voiture de transport avec chauffeur ou de livraison de marchandises au moyen d'un véhicule à deux ou trois roues, motorisé ou non, de la possibilité de créer une charte portant sur les conditions d’exercice du travail.

Etaient ici posées les bases d’un statut pour ces indépendants, assimilable à un statut salarié.
Devant la problématique posée par la dualité entreprenariat/salariat évoquée ci-dessus, le législateur avait prévu pour éviter des contentieux de requalification, que ce statut ne puisse pas être utilisé pour caractériser un indice de l’existence d’un lien de subordination.

Vaine tentative puisque le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition contraire à la constitution dans sa décision du 24 décembre 2019[4]. On peut le regretter.

On note que la motivation du Conseil constitutionnel repose sur le fait que le législateur avait renvoyé aux plateformes le soin de définir elles-mêmes cette charte (sur des dispositions encadrées par la loi), ayant ainsi confié à un opérateur privé le soin de définir un statut relevant de la loi.
On espère ainsi que le gouvernement définira lui-même rapidement ce statut par la loi, ce que la constitution l’autorise certainement à faire.

On espère aussi que dans cette attente, les juges du fond utiliseront la petite marge de manœuvre et d’appréciation que la cour de cassation leur a laissé pour ne pas remettre en cause le modèle plateforme, lorsqu’il est mis en œuvre de façon vertueuse tout en considérant, dans leur pourvoir d’appréciation que l’ensemble des faits qui leur sont présentés ne caractérisent pas un lien de subordination.


Cet article n'engage que son auteur.
 
 
[1] Cass. Soc. 4 mars 2020, affaire n°19-13.316
[2] Cass. Soc. 28 novembre 2018, affaire n° 17-20.079
[3] Articles L. 7342-8 et L. 7342-9 du code du travail
[4] Décision 2019-794 DC du 24 décembre 2019

 

Auteur

Guillaume BOULAN
Avocat Associé
CRTD & Associés 92, CRTD & Associés PARIS, Membres du conseil d'administration
RUEIL MALMAISON (75)
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