Risque pénal fusion absorption

Le risque pénal en cas de fusion-absorption : peu importe la forme de la société absorbée

Publié le : 01/10/2024 01 octobre oct. 10 2024

cass. crim., 22 mai 2024, n°23-83180


1.

Par un arrêt du 17 avril 2023, la Cour d’Appel de MONTPELLIER a condamné deux sociétés [les sociétés n°15 et 10] ainsi que leur gérant pour diverses infractions au droit de l’urbanisme.

La matérialité des infractions avait déjà été retenue par le Tribunal correctionnel, saisi par le Ministère public, et la condamnation de la société n°15 et de son gérant avait déjà été prononcée au titre desdites infractions au droit de l’urbanisme.

Reste que, dans le cadre de ce jugement de 1ère instance, ce n’était pas la société n°10 qui partageait le rôle de prévenu aux côtés de la société n°15 et de son gérant mais deux autres sociétés [n°11 et n°13].

Ainsi, entre le jugement correctionnel et l’arrêt d’appel, la société n°11 est devenue la société n°10 et a absorbé la société n°13.

C’est alors que la société absorbante (n°11), dont la responsabilité a donc été retenue en appel pour des infractions commises par l’absorbée antérieurement à la fusion absorption, se pourvoit en cassation.

2.

Dans le cadre de son premier moyen de cassation, elle invite la Cour de cassation à remettre en cause le principe de l’engagement de sa responsabilité pénale à raison de faits délictueux qu’elle n’a pas commis et dont la matérialité a été constatée avant l’opération de fusion-absorption.

Sur le principe défini à l’article 121-1 du code pénal et selon lequel nul n’est responsable que de son propre fait, la société n°11 vient rappeler à la Cour le sens de son arrêt du 25 novembre 2020 n°18-86.955.

C’est la portée de ce dernier, que la Cour de cassation est alors contrainte de préciser dans le cadre de sa décision commentée.

Dans le cadre de cet arrêt de 2020, la Cour de cassation avait fini, après avoir résisté pendant plusieurs années[1], par admettre l’engagement de la responsabilité d’une société absorbante à raison d’infractions commises par une société absorbée avant l’opération de fusion-absorption.

Ce changement de paradigme était notamment dicté par la jurisprudence européenne et communautaire (CJUE, 5 mars 2015 C-343/13 ; CEDH, 1er octobre 2019, n°37858/14) lentement digérée par la chambre criminelle[2] laquelle a toutefois fini par admettre la possibilité d’un transfert de responsabilité pénale entre la société absorbée et la société absorbante.

Reste qu’en 2020, il a pu apparaître légitime pour certains de s’interroger sur la portée de la décision prise par la chambre criminelle et ce pour une double raison :

 
  • Les faits de l’espèce dont la chambre criminelle avait eu à connaître portaient sur la responsabilité d’une société anonyme ;
 
  • La Cour de Cassation semblait, aussi bien dans la rédaction de certains de ses considérants (notamment n°35 et 37) que dans le cadre de sa note explicative, limiter la portée de son arrêt aux seules SA et SAS :
 
  • « 3.1 Une portée limitée aux fusions relevant de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes

En premier lieu, ce transfert, issu de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017, ne s’applique que dans le champ d’application de celle-ci, à savoir, pour la France, en cas de fusion de sociétés anonymes (§. 35 et 37) » (notice explicative publiée par la Cour de Cassation, p. 6).

C’est ainsi que, forte des éléments de précisions apportés par la Cour de Cassation sur la portée à donner à son arrêt de 2020, la société n°11, condamnée pour des faits commis par les sociétés n°13 et 10, estimait que c’était à tort que la Cour d’Appel lui avait appliqué, en sa qualité de SARL, un régime juridique qu’elle considérait réservé aux sociétés de capitaux (SA/SAS).

3.

Reste que la Cour de Cassation n’a pas fait le choix d’une censure des juges d’appel.

Elle considère, au contraire, que la doctrine initiée en 2020 était raisonnablement prévisible, de sorte qu’il appartenait d’anticiper son application future aux SARL :
 
  • « 15. Si la Cour de cassation n'a pas encore eu l'occasion de se prononcer sur les conséquences quant à l'action publique d'une fusion-absorption lorsqu'elle concerne une société à responsabilité limitée, sa doctrine était raisonnablement prévisible depuis l'arrêt ayant appliqué pour la première fois aux sociétés anonymes les principes rappelés aux points 10 et 11 (Crim., 25 novembre 2020, pourvoi n° 18-86.955, publié au Bulletin) ».

Il est tentant de considérer que ce positionnement diverge de celui annoncé dans le cadre de la note explicative de 2020 ; pour autant, il semble, en réalité, que seule une mauvaise interprétation de la décision de 2020 et des motivations qui la dictait peuvent expliquer une telle tentation.

Le revirement opéré en 2020 repose en réalité d’avantage sur les conséquences juridiques d’une opération de fusion-absorption que sur les caractéristiques des sociétés concernées et leurs formes juridiques.

A ce sujet, la chambre criminelle rappelait bien à cette occasion que :

 
  • Contrairement à ce qu’elle considérait auparavant, il n’y a pas lieu d’assimiler une personne morale dissoute par effet d’une fusion-absorption à une personne physique décédée[3] ;
 
  • L’opération de fusion-absorption n’implique pas la liquidation de la société dissoute mais, au contraire, permet la continuité économique de celle-ci (patrimoine transmis, contrats de travail poursuivis …)[4].

La Cour de Cassation intégrait également des raisonnements tenant à la préservation de l’état de droit, constatant qu’en l’état de sa jurisprudence antérieure, les sociétés convaincues d’infractions disposaient alors d’une échappatoire à une toute sanction pénale :
 
  • « 32. Elle [la CJUE] relève encore que, si la transmission d'une telle responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d'échapper aux conséquences des infractions qu'elle aurait commises, au détriment de l'État membre concerné ou d'autres intéressés éventuels »[5].

Il apparait, à la lecture de l’arrêt de 2020, que ce sont bien ces considérations qui ont finalement décidé la chambre criminelle à revenir sur sa jurisprudence antérieure ; or, de tels raisonnements ne sont pas exclusivement applicables à la situation d’une fusion-absorption de sociétés anonymes.

C’est finalement ce que vient rappeler la Cour de Cassation dans sa décision du 22 mai 2024.

Au-delà d’éteindre tout débat relatif à la portée de son arrêt de 2020, cette décision apparait également être l’occasion de rappeler :

 
  • Que toutes les sociétés absorbantes engagées dans une opération de fusion absorption sont susceptibles de voir leur responsabilité pénale engagée à raison de faits commis par les sociétés absorbées, peu importe la forme juridique de ces dernières ;
 
  • Les conseils émis par l’AFA[6] qui attirait l’attention de ses lecteurs sur les enjeux d’un audit pré-opérationnel portant notamment sur l’identification d’un risque de nature pénal :

« Pour l’acquéreur, les vérifications anticorruption peuvent le conduire à renoncer à l’opération si elles ont mis en évidence des risques majeurs.

Par ailleurs, si l’acquéreur découvre des faits de corruption, il pourra, après la réalisation de l’opération, y mettre un terme dans les plus brefs délais et prendre les mesures correctives qui s’imposent pour l’avenir.

Enfin, ces vérifications mettent en situation l’acquéreur d’anticiper l’intégration ou l’adaptation du dispositif anticorruption de la cible qui aura lieu après l’opération.

Pour le cédant, les vérifications anticorruption lui donnent la possibilité de répondre plus facilement et précisément aux demandes d’information des sociétés intéressées par la cible. Une meilleure connaissance du dispositif anticorruption de la cible peut renforcer la transparence dans les négociations ».

Non dénuée de risques de nature pénale pour l’absorbant, la préparation d’une opération de fusion absorption implique donc l’intégration préalable de ce risque et la réalisation d’un audit poussé sur ce point, sans que la forme juridique de la société absorbée constitue un motif opportun de s’y extraire.


Cet article n'engage que son auteur.
 

[1] « Attendu qu'aux termes de ce texte, nul n'est responsable pénalement que de son propre fait ;
Attendu que, pour déclarer la société Acetex Chimie, coupable d'homicide involontaire, après avoir constaté qu'elle avait absorbé la société Pardies Acétiques postérieurement à l'accident, la cour d'appel énonce qu'elle a "ainsi continué sa personnalité juridique" ;
Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors que l'absorption avait fait perdre son existence juridique à la société absorbée, la juridiction du second degré a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ; » (crim. 14 octobre 2003, n°02-86.376) ;
[2] Le refus de se conformer à la jurisprudence de la CJCE avait été confirmé par un arrêt de la chambre criminelle du 25 octobre 2016 n°16-80.366 dans le cadre duquel était notamment rappelé le fait que « l'article 121-1 du code pénal ne peut s'interpréter que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l'encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique » ;
[3] Considérants 19 à 21, arrêt n°18-86.955 ;
[4] Considérants 22 à 23, arrêt n°18-86.955 ;
[5] Ou encore « 34. En l'état actuel du droit interne, l'interprétation de l'article 121-1 du code pénal autorisant le transfert de responsabilité pénale entre la société absorbée et la société absorbante est la seule voie permettant de sanctionner pécuniairement la société absorbante pour des faits commis avant la fusion par la société absorbée » ;
[6] « les vérifications anti-corruption dans les opérations de fusions-acquisitions », 2021

Auteur

Clément Launay
Avocat directeur
CORNET, VINCENT, SEGUREL NANTES
NANTES (44)
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