Société nouvellement créée et offres anormalement basses: le parcours d'obstacles du candidat

Société nouvellement créée et offres anormalement basses: le parcours d'obstacles du candidat

Publié le : 15/10/2015 15 octobre oct. 10 2015

La situation économique actuelle, caractérisée notamment par une diminution des commandes publiques et des dotations de l’Etat aux collectivités territoriales, ne se révèle guère favorable aux acteurs économiques. En témoignent notamment la baisse des prix et l’augmentation corrélative des contentieux liés aux offres anormalement basses.TA Rennes, ord., 8 janvier 2015, n° 1405560, Société SOPRO


Dans ce contexte, les sociétés nouvellement créées peuvent se heurter à un double obstacle : d’une part, celui tenant à la démonstration de leurs capacités techniques, professionnelles et financières et, d’autre part, la ligne rouge à ne pas franchir que constitue la remise d’une offre anormalement basse.

C’est ce qu’illustre la décision du 9 janvier 2015 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Rennes a censuré pour erreur manifeste d’appréciation[1] l’attribution d’un marché public à une entreprise nouvellement créée au motif que cette dernière n’avait pas les capacités techniques et financières pour exécuter le marché (1) et que, d’autre part, elle avait remis une offre anormalement basse (2).[2]


La difficile preuve des capacités professionnelles, techniques et financières de l’entreprise nouvellement créée

L’article 45 du code des marchés publics renvoie à l'arrêté du 28 août 2006 qui fixe une liste limitative de documents susceptibles d’être demandés aux candidats et dont certains ne sauraient être remis par les sociétés nouvellement constituées. Il s’agit ainsi du chiffre d’affaires, des bilans des trois dernières années, ou encore des références sur les trois ou cinq dernières années puisque pour ces entreprises, par définition, ces informations n’existent pas encore.

Le code des marchés publics en a tiré les conséquences logiques et son article 52 énonce ainsi que « l'absence de références relatives à l'exécution de marchés de même nature ne peut justifier l'élimination d'un candidat et ne dispense pas le pouvoir adjudicateur d'examiner les capacités professionnelles, techniques et financières des candidats ». En d’autres termes, la candidature d’une entreprise de création récente ne peut être rejetée au seul motif que celle-ci n’est pas en mesure de produire de références. Elle doit avoir la possibilité de justifier de ses capacités professionnelles par d’autres modes alternatifs de preuve.

A la faveur de ces dispositions, la jurisprudence a tout d’abord admis que le pouvoir adjudicateur pouvait autoriser les entreprises nouvellement créées à justifier leurs capacités par d’autres moyens que les références ou les éléments financiers sollicités.[3] Sa position s’est par la suite encore assouplie puisque le Conseil d’Etat a posé le principe selon lequel les acheteurs publics ont l’obligation de permettre aux entreprises nouvellement créées d’accéder à leurs marchés.[4] Autrement dit, les sociétés nouvellement créées doivent nécessairement avoir la possibilité de prouver leurs capacités par tout moyen lorsqu’elles se trouvent dans l’impossibilité objective de produire les informations demandées par le pouvoir adjudicateur.

Toutefois, si le régime de la preuve est libre, cela ne signifie pas que n’importe quelle preuve peut s’avérer suffisante. C’est ce que vient de rappeler l’ordonnance rendue par le juge des référés précontractuels du TA de Rennes.


  • Des capacités adaptées à l’objet et à l’ampleur du marché
La loi ALUR[5] a rendu obligatoire l'installation de détecteurs autonomes avertisseurs de fumée (DAAF) dans tous les lieux d'habitation avant le 8 mars 2015. Ainsi, en application de l’article R. 129-12 du code de la construction et de l’habitation, chaque logement, qu'il se situe dans une habitation individuelle ou dans une habitation collective, doit être équipé d'au moins un détecteur de fumée normalisé.

Cette obligation s’impose à tous les propriétaires de logements loués et c’est donc à ce titre qu’à la fin de l’année 2014, l’Office Public de l’Habitat (OPH) Vannes Golfe Habitat a lancé une consultation en vue de conclure un marché de fourniture et de pose de 7 869 DAAF dans un délai de 6 mois.

Ces circonstances de fait ont été prises en compte par le juge des référés qui a estimé qu’au regard des faibles moyens techniques de l’entreprise et des moyens humains mentionnés dans son offre, les capacités de l’attributaire étaient « manifestement insuffisantes pour exécuter dans le délai requis les prestations » prévues au marché.

On relèvera que le juge prend en compte uniquement les informations figurant dans le dossier remis au pouvoir adjudicateur. Autrement dit, alors même que le candidat aurait pu acquérir du matériel supplémentaire à peu de frais (par exemple, en l’espèce, quelques perceuses supplémentaires pour l’installation des DAAF), le juge – comme le pouvoir adjudicateur – doit s’en tenir, pour l’appréciation des capacités du candidat, uniquement à ce qui ressort expressément de son dossier, « nonobstant la circonstance que telle n’ait pas été l’intention de son auteur »[6].

Les candidats doivent donc rédiger une offre aussi claire et complète que faire se peut. Cet aspect revêt une importance d’autant plus forte que l’attributaire et le pouvoir adjudicateur peuvent se trouver contraints de produire, dans le cadre la procédure de référé précontractuel, des éléments permettant au juge d’exercer son contrôle sur les capacités de l’attributaire, tels des extraits de son dossier de candidature.

En effet, en cas de doute sur les capacités de l’attributaire et à défaut pour celui-ci ou le pouvoir adjudicateur d’apporter des justificatifs suffisamment convaincants, le juge censurera la procédure de mise en concurrence.[7]



  • Des justificatifs librement apportés sous réserve d’être suffisamment convaincants
Afin d’éviter tout rejet automatique des candidatures des sociétés nouvellement créées, le Conseil d’Etat, dans la décision « Commune de Saint-Benoît », a posé le principe selon lequel lorsque les candidats sont « dans l'impossibilité objective de produire les documents et renseignements exigés par le règlement de la consultation », ceux-ci doivent pouvoir justifier de leurs capacités financières et de leurs références professionnelles par tout autre moyen.[8]

Toutefois, en pratique, la mise en œuvre de ce principe reste emprunte d’incertitude puisque le Conseil d’Etat ne donne pas d’indication précise sur ce qui peut constituer une justification suffisante. Ainsi, certains justificatifs, telle une « attestation de bonne tenue de compte » émanant de l’établissement bancaire, ne permettent pas d’établir les capacités de l’entreprise.[9]

L’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Rennes est une nouvelle illustration de cette difficulté probatoire. Dans cette affaire, le juge des référés précontractuels a considéré que les seuls éléments dont la société attributaire était en mesure de se prévaloir (un capital social de 5000 euros et une attestation d’assurance) ne garantissaient pas sa capacité d’exécuter le marché.

Le juge a en effet estimé que son capital social étant peu élevé, il ne garantissait pas que la société dispose des ressources financières pour acheter les fournitures nécessaires à l’exécution du marché. De même, si la production d’une attestation d’assurance permet certes d’établir que la responsabilité de l’entreprise sera couverte en cas de sinistre, elle ne prouve nullement que l’entreprise dispose des fonds nécessaires à l’achat des 7 689 DAAF à poser.

Face à un tel constat, il s’agit de s’interroger sur les documents qui peuvent être utilement produits par les sociétés nouvellement créées. S’agissant des documents d’ordre financier, peuvent par exemple être envisagés la production de pièces faisant ressortir les fonds propres de la société ; ou bien encore un accord de financement émanant de l’établissement bancaire de la société. Le candidat ayant d’ailleurs tout intérêt à cumuler les justificatifs qu’il est en mesure de fournir.

Dans tous les cas, ces justificatifs devront être proportionnés à l’importance du marché considéré, de la même manière que doit l’être le chiffre d’affaires d’une entreprise qui n’est pas nouvellement créée.

Autrement dit, le candidat doit pouvoir apporter des éléments de réponse à la question très concrète de savoir s’il sera en mesure d’assurer les investissements nécessaires à la bonne exécution du marché.

Enfin, la société nouvellement créée peut avoir avantage à répondre dans le cadre d’un groupement d’entreprises puisque l’article 52 du code des marchés publics prévoit que « l'appréciation des capacités professionnelles, techniques et financières d'un groupement est globale. Il n'est pas exigé que chaque membre du groupement ait la totalité des compétences techniques requises pour l'exécution du marché. » Plus largement, l’article 45 du même code permet de se prévaloir des capacités d’opérateurs économiques dont le candidat prouve qu’il en disposera pour l’exécution du marché.



A la recherche de l’offre anormalement basse

Face à une offre anormalement basse, l’article 55 du code des marchés publics soumet le pouvoir adjudicateur à une double obligation.

Le pouvoir adjudicateur a tout d’abord l'obligation de solliciter du candidat les précisions qu'il juge utiles.[10] Si les précisions et justifications apportées ne sont pas suffisantes pour que le prix proposé ne soit pas regardé comme manifestement sous-évalué, le pouvoir adjudicateur doit alors rejeter l'offre.[11]

Ceci étant, si l’article 55 du code des marchés publics impose de rejeter les offres anormalement basses, il n’en donne aucune définition, ni ne délivre de mode d’emploi de détection des offres anormalement basses…

En effet, malgré différentes démarches et tentatives en ce sens,[12] il n’existe en l’état actuel des textes aucun modus operandi de détection automatique des offres anormalement basses. A défaut de démarche systématique, tout est donc affaire de circonstances.[13]

Au plan de la notion, la jurisprudence administrative retient qu’est anormalement basse une offre dans laquelle le prix est "manifestement sous-évalué et de nature, ainsi, à compromettre la bonne exécution du marché".[14] Ainsi, une offre "peut être qualifiée d'anormalement basse, si son prix ne correspond pas à une réalité économique. Une telle offre est de nature à compromettre la bonne exécution du marché conclu sur sa base".[15]

Au regard de cette définition peu opérationnelle, la jurisprudence a recours à la technique du faisceau d’indices afin d’identifier les offres anormalement basses.

Sont ainsi généralement pris en considération :

- l'écart moyen des prix constatés par rapport aux offres des candidats concurrents[16] ;

- l'écart entre l'offre de prix et l'estimation prévisionnelle du pouvoir adjudicateur[17] ;

- le fait que certains des prix unitaires sont inférieurs au prix de revient[18] ;

- un taux horaire très bas[19] ;

- plus spécifiquement s'agissant des missions de maîtrise d'œuvre, l'écart avec le barème indicatif pour des missions de ce type proposé par la mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP).[20]



Autrement dit, sont examinés à la fois les éléments intrinsèques de l’offre (cohérence des prix unitaires, nombre d’heures prévu…) et les éléments extérieurs à l’offre (prix des autres candidats, estimation prévisionnelle du pouvoir adjudicateur…).

C’est précisément la démarche entreprise par le juge des référés du TA de Rennes dans la décision du 9 janvier dernier qui relève plusieurs éléments conduisant à censurer pour erreur manifeste d’appréciation la décision d’attribution du marché.

Ainsi outre un écart d’environ 40 % entre le prix de l’attributaire et l’estimation de l’acheteur public, le TA de Rennes sanctionne ici surtout l’incapacité du pouvoir adjudicateur à justifier du caractère réaliste du prix proposé par la société attributaire et relève que : « l’OPH Vannes Golfe Habitat ne fournit aucun justificatif (…) , alors surtout qu’il a lui-même suspecté, compte tenu de sa propre évaluation, l’existence d’une offre anormalement basse justifiant l’envoi à la société Air Pur Habitat d’une demande de précision sur les caractéristiques techniques des détecteurs posés ».

En effet, alors que la société requérante produisait devant le juge des catalogues de fournisseurs permettant de considérer que l’offre de l’attributaire était manifestement sous-évaluée, le pouvoir adjudicateur n’apportait, pour sa part, aucun élément de preuve contraire.

Cette décision illustre par ailleurs tout l’intérêt que revêt la phase de questions/réponses dans le processus de détection des offres anormalement basses.

Comme l’indiquait le Rapporteur public Gilles Pelissier : « Le pouvoir adjudicateur confronté à une offre excessivement avantageuse par rapport à celles de ses concurrents ou au regard de ses propres estimations doit vérifier, en interrogeant le candidat, qu’elle est économiquement viable. Il décide de la rejeter ou de la retenir au vu des explications produites par le candidat, qui doivent donc être à même de le rassurer sur sa capacité à réaliser le marché aux conditions qu’il propose ».[21]

Or, si le pouvoir adjudicateur doit solliciter auprès de l’auteur d’une offre suspectée d’être anormalement basse toutes les précisions et justifications de nature à expliquer le prix proposé, il n’est en revanche pas tenu de lui poser des questions spécifiques.[22] Dès lors, faute pour l’acheteur public de poser des questions précises, il appartient au candidat de rassurer sur sa capacité à exécuter le marché en apportant des réponses à des questions qui ne lui ont pas été posées… Il ne s’agit en effet pas pour celui-ci de se borner à confirmer son engagement à exécuter le marché conformément au cahier des charges, ni même à invoquer un contexte économique difficile[23], mais bien de justifier concrètement les facteurs lui permettant de proposer une offre compétitive, en invoquant par exemple les modes de fabrication des produits, l'originalité de l'offre, l'obtention d'une aide d'Etat...[24]

Et l’absence de réponse satisfaisante aux questions de l’acheteur public constitue un indice – sinon une preuve – du caractère anormalement bas de l’offre.

C’est ainsi que le juge des référés du TA de Rennes a logiquement censuré l’incohérence du raisonnement du pouvoir adjudicateur consistant à retenir une offre alors même que l’entreprise n’avait fourni aucune explication satisfaisante sur son prix à la suite de la demande d’explication de l’acheteur public.

En définitive, l’état actuel du droit impose aux entreprises – soit car elles sont nouvellement créées, soit car elles déposent une offre inférieure aux prix habituellement pratiqués – d’anticiper, dès l’élaboration de leur offre, les interrogations qui pourraient naître dans l’esprit de l’acheteur public, quitte à être plus royaliste que le Roi et à fournir des précisions ou des justificatifs qui ne sont pas expressément demandés par celui-ci, mais qui risquent de l’intéresser fortement…



Index:[1] Le contrôle du juge sur l’appréciation des capacités techniques et financières étant limité au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (CE, 17 septembre 2014, n° 378722, Société Delta Process), tout comme celui de l’appréciation du caractère anormalement bas des offres (CE, 15 octobre 2014, n° 378434, Communauté urbaine de Lille ; CE, 29 octobre 2013, Département du Gard, n° 371233 ; CE, 29 janvier 2003, Département d'Ille-et-Vilaine, n° 208096).

[2] TA Rennes, ord., 9 janvier 2015, n° 1405560, Société SOPRO.

[3] CE, 10 mai 2006, n° 281976, Société Bronzo.

[4] CE, 9 mai 2012, n° 356455, Commune de Saint-Benoît ; CAA Bordeaux, 30 octobre 2012, n° 11BX00661, Commune de Royan.

[5] Loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové ; Code de la construction et de l’habitation, articles L. 129-8 et L. 129-9.

[6] V. : TA Rennes, ord., 5 avril 2013, n° 1300913, Société Voyages Bourrée – V. également : CAA Nantes, 17 février 2015, n° 13NT03082, Sté Anjou Bâtiment.

[7] CE, 17 septembre 2014, précit.

[8] CE, 9 mai 2012, précit.

[9] CE, 9 mai 2012, précit.

[10] CE, 15 octobre 2014, précit. ; CE, 29 octobre 2013, précit. ; CE, 29 mai 2013, n° 366606, Ministre de l'intérieur.

[11] CE, 15 octobre 2014, précit.

[12] Dans une version qui n’a finalement pas été retenue, le projet de Directive 2014/24/UE prévoyait ainsi un système de détection imposant aux opérateurs économiques d’expliquer leur prix.

[13] Etant cependant précisé que si l'utilisation d'un seuil d'anomalie en vue de l'élimination automatique des offres jugées manifestement trop basses est illégal (CJCE, 22 juin 1989, aff. C-103/88, Fratelli Costanzo SpA c/ Cne Milano), l'utilisation d'un tel seuil peut être admise afin de mettre en oeuvre la procédure de demande d'informations au candidat (CJCE, 27 nov. 2001, aff. C-285/99, Impresa Lombardini et a.).

[14] CE, 29 mai 2013, précit.

[15] Circulaire du 14 février 2012 (NOR : EFIM1201512C), relative au Guide de bonnes pratiques en matières de marchés publics.

[16] CE, 29 octobre 2013, précit. ; CAA Marseille, 12 juin 2006, SARL Stand Azur, n° 03MA02139; TA Paris, 24 juillet 2009, Société ISOTHERMA, n° 0911073.

[17] CE, 29 octobre 2013, précit. ; TA Paris, 24 juillet 2009, précit.

[18] CE, 15 octobre 2014, précit.

[19] TA Rennes, 9 avril 2015, n° 1501231, Société LGEI. Etant toutefois précisé que le renoncement à la marge bénéficiaire ne constitue cependant pas, en soi, une offre anormalement basse (Concl. Rapp. public sous l'arrêt CE, 1er mars 2012, n° 354159, Dpt de la Corse-du-Sud).

[20] CE, 29 octobre 2013, précit.

[21] Conclusions sous, 25 octobre 2013, Département de l’Isère, n° 370573.

[22] CE, 29 octobre 2013, précit.

[23] CE, 29 octobre 2013, précit.

[24] Code des marchés publics, art. 55.



Cet article n'engage que son auteur.

Crédit photo : © Texelart - Fotolia.com

Auteur

BOISSET Philippe

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