Concurrence et compétence

Quand la notion d’entreprise en droit de la concurrence permet d’établir la compétence internationale du juge

Publié le : 28/03/2025 28 mars mars 03 2025

CJUE, 13 févr. 2025, n° C-393/23, Athenian Brewery et Heineken
La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a été récemment amenée à interpréter l'article 8, point 1, du règlement Bruxelles I bis, lequel définit les règles de compétence judiciaire en matière civile et commerciale, dans le cadre d’un litige portant sur la réparation d'un préjudice résultant d’une pratique anticoncurrentielle.
Après qu’une entreprise grecque (Athenian Brewery - AB) a été condamnée par l’autorité grecque de concurrence (la Commission de la concurrence) au titre d’un abus de position dominante, l’un de ses concurrents (Macedonian Thrace Brewery - MTB) a souhaité obtenir réparation de son préjudice. 

Pour ce faire, MTB a entendu agir tant à l’encontre de la société grecque AB qu’à l’encontre de la société mère de cette dernière, la société néerlandaise Heineken, et ce, alors même que la Commission de la concurrence avait refusé d’impliquer Heineken dans l’affaire.
 
MTB a ainsi saisi le tribunal d’Amsterdam aux fins d’obtenir la condamnation solidaire de AB et Heineken à la réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi du fait de l’infraction commise par AB et constatée par la Commission de la concurrence.

Le tribunal d’Amsterdam s’est déclaré compétent pour statuer sur les demandes formées à l’encontre de Heineken mais incompétent à l’égard de la société grecque AB avant que sa décision ne soit annulée par la Cour d’appel d’Amsterdam. Saisie d’un pourvoi en cassation par Heineken et AB, la Cour suprême des Pays-Bas a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la CJUE.

Les règles de compétence applicables en cas de pluralité de défendeurs

L’article 4 du règlement (UE) n°1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (dit « Bruxelles I bis ») pose le principe selon lequel le défendeur doit être attrait devant la juridiction de son domicile.

Dans l’affaire commentée ici, l’application de ce principe conduirait à devoir attraire AB devant une juridiction belge et Heineken devant une juridiction néerlandaise, ainsi que l’a jugé le tribunal d’Amsterdam.

L’article 8, point 1 de ce même règlement pose toutefois une exception en cas de pluralité de défendeurs. 

Selon cet article, une personne domiciliée sur le territoire d’un Etat membre peut être attraite, s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que des demandes soient liées entre elles par un « rapport si étroit » qu’il y ait un intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les affaires étaient jugées séparément.

Pour apprécier le risque de décisions inconciliables, la CJUE rappelle qu’il ne suffit pas qu’il existe un risque de divergence dans la solution du litige : il faut également que cette divergence s’inscrive dans le cadre d’une « même situation de fait et de droit » (CJUE, 21 mai 2015, aff. C-352/13, CDC Hydrogen Peroxide.) . 

La CJUE a ainsi pu juger qu’il y avait notamment lieu d’appliquer l’article 8, point 1 du règlement Bruxelles I bis lorsque plusieurs entreprises ayant participé à une entente anticoncurrentielle, constatée par une décision de la Commission européenne, sont visées par des demandes fondées sur leur participation à cette infraction et ce, même si la participation de chacune de ces entreprises à la mise en œuvre de ladite entente s’est faite de manière disparate, tant du point de vue géographique que temporel (Ibid.). 

Dans la continuité de cette jurisprudence, la CJUE estime qu’il existe également un risque de décisions inconciliables justifiant qu’il soit fait application de l’article 8, point 1 du règlement Bruxelles I bis en cas de demandes formées à l’encontre d’une société mère et de sa filiale en raison de la participation de ladite filiale à une infraction aux règles de concurrence, dès lors qu’il est allégué que la mère exercerait une influence déterminante sur sa filiale et ce, quand bien même la responsabilité solidaire de la mère et de la fille n’aurait pas été constatée dans une décision définitive de la Commission européenne (ni d’une autorité nationale de concurrence).

La présomption d’influence déterminante de la société mère sur l’activité économique de sa filiale

La Cour rappelle en effet que, selon une jurisprudence constante, dans le cas particulier où une société mère détient directement ou indirectement la totalité ou la quasi-totalité du capital de sa filiale ayant commis une infraction aux règles de concurrence, il existe une présomption selon laquelle ladite société mère exerce une influence déterminante sur le comportement de sa filiale.

L’existence d’une telle influence déterminante implique que la société mère et sa filiale doivent être considérées comme faisant partie d’une même unité économique et formant donc une seule et même entreprise au sens du droit de la concurrence, ce qui entraine de plein droit une responsabilité solidaire entre la société mère et sa filiale.

La Cour rappelle que, bien que développée dans le cadre de la contestation des décisions des autorités de concurrence, cette présomption peut aussi trouver à s’appliquer dans le cas d’une demande formée à l’encontre d’une société mère en vue d’obtenir l’indemnisation du préjudice subi en raison de la participation de sa filiale à une pratique anticoncurrentielle. 

La présomption susvisée est toutefois réfragable : la société mère a toujours la possibilité de renverser cette présomption en apportant des éléments de preuve susceptible de démontrer que sa filiale se comporte en réalité de façon autonome sur le marché.

C’est la raison pour laquelle la CJUE a jugé qu’en cas de demandes tendant à ce qu’une société mère et sa filiale soient solidairement condamnées à réparer le préjudice subi en raison de la commission, par la filiale, d’une infraction aux règles de concurrence, la juridiction du domicile de la société mère, saisie de ces demandes, peut se fonder, pour établir sa compétence internationale, sur la présomption susvisée. 

La Cour précise néanmoins qu’en pareilles circonstances, la juridiction en cause doit veiller à ce que la société mère ne soit pas privée de la possibilité de se prévaloir d’indices probants suggérant soit que les conditions de cette présomption ne sont pas réunies (absence de détention directe ou indirecte de la totalité ou quasi-totalité du capital de la filiale en cause), soit que cette présomption devrait néanmoins être renversée en raison de l’autonomie de sa filiale, rappelant ainsi le caractère réfragable de cette présomption.


Cet article n'engage que son auteur.

Auteur

Caroline BELLONE-CLOSSET
Avocat directrice
CORNET VINCENT SEGUREL LILLE
LILLE (59)
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