Témoignage anonymisé et preuve

Témoignage anonymisé et droit à la preuve : vers une reconnaissance encadrée en contentieux social

Publié le : 05/05/2025 05 mai mai 05 2025

La question de la recevabilité des témoignages anonymes ou anonymisés devant les juridictions civiles, notamment prud’homales, fait l’objet d’une jurisprudence évolutive. Deux arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation – l’un en date du 19 avril 2023, l’autre du 19 mars 2025, viennent préciser les contours du droit à la preuve lorsque celui-ci entre en tension avec les exigences du procès équitable et les droits de la défense.

La distinction entre témoignage anonyme et témoignage anonymisé : une clarification nécessaire

La jurisprudence opère désormais une distinction doctrinale et pratique entre deux formes de témoignages protégés : le témoignage anonyme, dont l’auteur est inconnu de toutes les parties, y compris de la partie qui le produit ; et le témoignage anonymisé, dont l’auteur est identifié par la partie qui le présente mais dont l’identité est dissimulée à la partie adverse pour des raisons légitimes (risque de représailles notamment).

Dans l’arrêt du 19 avril 2023, la Cour de cassation pose comme principe que les juges ne peuvent fonder leur décision exclusivement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes .

Toutefois, dans le cas d’un témoignage anonymisé, celui-ci peut être pris en compte dès lors qu’il est corroboré par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence. Ce principe de corroboration constitue une exigence minimale afin de préserver l’équilibre procédural.

L’affaire concernait un salarié sanctionné disciplinairement sur la base d’une attestation anonymisée et d’un compte rendu d’entretien établi par la direction. Les juges du fond avaient écarté ces éléments au motif que la défense du salarié ne pouvait être assurée dans de telles conditions. La Haute juridiction a censuré cette position, en rappelant que le droit à un procès équitable (art. 6 §1 et §3 CEDH) ne s’oppose pas, en soi, à la prise en compte d’un tel témoignage, à condition qu’il soit confronté à d’autres éléments objectifs du dossier.

Le droit à la preuve face au principe du contradictoire : l’apport majeur de l’arrêt du 19 mars 2025

Dans l’arrêt du 19 mars 2025, la Cour de cassation va plus loin en assouplissant la règle de la corroboration, dans des circonstances exceptionnelles.

Saisie d’un litige relatif à un licenciement pour faute grave fondé exclusivement sur des constats d’audition anonymisés dressés par un huissier de justice, la chambre sociale consacre, sur le fondement combiné de l’article 6 de la CEDH et de l’obligation de sécurité de l’employeur (C. trav., art. L. 4121-1 et L. 4121-2), le droit de l’employeur à produire un témoignage anonymisé non corroboré, dès lors que ce témoignage répond à des garanties procédurales strictes et que sa production est indispensable à l’exercice du droit à la preuve.

La motivation de la Cour repose sur un équilibre entre droits fondamentaux : d’un côté, le droit du salarié licencié à être informé des griefs invoqués contre lui et à y répondre ; de l’autre, la nécessité pour l’employeur d’assurer la sécurité des salariés témoins en cas de risque objectivé de représailles. En l’espèce, ce risque avait conduit l’employeur à recueillir les déclarations par huissier, à proposer leur consultation par les seuls magistrats, et à maintenir confidentielle l’identité des auteurs.

Cette jurisprudence amorce une mutation du régime probatoire en matière sociale : elle consacre un droit à la preuve renforcé, qui peut primer sur le principe du contradictoire dans des cas exceptionnels, à condition que l’atteinte aux droits de la défense soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Une réception équilibrée à géométrie variable

Ces deux arrêts doivent être lus comme complémentaires : le premier rappelle que les témoignages anonymisés ne sont recevables que s’ils sont étayés, tandis que le second admet qu’en présence de risques graves pour les témoins, le témoignage anonymisé peut suffire seul, sous réserve de garanties suffisantes (recours à un officier ministériel….).

Néanmoins, cette évolution jurisprudentielle appelle à la prudence : l’admission d’un tel témoignage demeure soumise à une appréciation souveraine du juge, qui devra motiver en droit et en fait la proportionnalité de l’atteinte aux droits de la défense.

Conclusion

La Cour de cassation consacre une approche nuancée et contextuelle de la preuve en matière sociale. Le témoignage anonymisé, longtemps perçu avec suspicion, bénéficie aujourd’hui d’une reconnaissance conditionnée, révélant la volonté du juge de protéger les témoins sans sacrifier les droits de la défense. Reste à observer si cette ouverture, portée par le droit à la preuve, s’imposera durablement comme une exception admise ou comme un nouveau standard probatoire.


Cet article n'engage que son auteur.

Auteur

Christophe Delahousse
Avocat
Cabinet Chuffart Delahousse, Membres du Bureau, Membres du conseil d'administration
ARRAS (62)
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