La dignité humaine protectrice
Publié le :
04/09/2015
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La fonction protectrice du recours à la notion de dignité humaine pose principalement deux questions : quelle définition juridique pour une dignité humaine protectrice ? quelle portée pour le concept de dignité humaine protectrice ?La réflexion va donc buter successivement sur la difficulté de trouver cette définition juridique, et sur celle de définir la portée du concept de dignité humaine, avant de suggérer, chaque fois, quelques pistes.
1- Quelle définition pour une dignité humaine protectrice? Pour être valablement "protectrice", la dignité doit trouver sa définition "juridique", seule à même d'assurer l'effectivité de ce rôle protecteur.
A. Difficultés de trouver une définition juridique.
Une norme juridique se doit d’être prévisible, lisible, accessible, afin de garantir la sécurité juridique, principe dont la valeur constitutionnelle ne fait plus débat.
Il n’y a pas de définition de la dignité humaine dans la loi, ni dans la jurisprudence, qui s’y réfèrent pourtant l’une et l’autre. (1)
En doctrine, et sans que ce qui suit soit exhaustif, on trouve dans les commentaires les plus avisés à propos de la dignité humaine les formules suivantes : « pluralité de conceptions », « contenu illimité », «potentiellement liberticide », « flou », « aux contours imprécis, mal dessinés », « absence d’unanimité », « pluralité de conceptions », « imprécision remarquable », « mystère » même, aux « applications contradictoires », ... (2)
En effet, mêlée de morale, de religion, la notion à la base est bien peu juridique. (3) Très fluctuante dans l'espace et dans le temps, perméable aux modes de l'esprit, aux idéologies, aux contingences politiques, elle laisse une grande place à la subjectivité – à l’arbitraire ? - du juge.
Pour Christian ATIAS, le concept « n’a pas été dégagé de la tradition juridique. Il a été emprunté au fonds des notions morales, sans que ce passage n’ait donné lieu à aucune réflexion clairement menée. (…) Sous couvert de la dignité de la personne humaine, se dissimulent des appréciations peu raisonnées, peu prévisibles, et, finalement, peu juridiques. Il n’y a même plus lieu de parler d’appréciation souveraine des juges ; des impressions et réactions personnelles, non exemptes d’influences idéologiques parfois éphémères et fort variables, font droit. » (4)
B. Quelques pistes ?
En droit privé (particulièrement en droit des contrats et en droit de la famille) la dignité humaine a pu se rapprocher de la notion de "bonnes mœurs", laquelle connaît cependant deux principales approches : idéaliste (ce qui est naturellement bon par rapport à ce qui est mauvais, mais c’est bien peu juridique aussi) ou empirique (consensus social en un temps et un lieu donnés, donc elle-même fluctuante (5).
En droit public, la voilà promue composante de l'ordre public ! Rien moins que cela, et bien loin des ingrédients classiques de l’ordre public : tranquillité, salubrité et sécurité !
Mais l’ordre public varie aussi, bien fol est qui s’y fie. (6)
Aussi, la jurisprudence administrative traduit-elle l'embarras du juge dans le maniement de cette notion et la difficulté de lui trouver une définition juridique satisfaisante. (7)
La réflexion jusqu’ici éludée devrait donc précéder la sanction du juge si l’on veut donner à la dignité humaine une fonction réellement protectrice, sans être forcément convaincu par l’approche confiante de Madame Canedo-Paris : «Tout porte à croire que le juge administratif, peut-être parce qu’il est conscient que le respect de la dignité humaine est une arme à double tranchant, n’entend-y faire appel qu’en tout dernier recours, lorsqu’il apparaîtra nécessaire de prendre une mesure de police administrative qui ne trouve pas de fondement suffisant dans la définition « classique » de l’ordre public. Aussi comprend-on que l’efficacité de la notion tient justement à son imprécision et à son extrême malléabilité tant décriées … »
N’est-ce pas aussi poser la question de l’adaptation du droit au fait, dont les professeurs Christian Atias et Didier Linotte affirmaient qu’elle n’était qu’un mythe ? (8)
Serait-il plus prudent de laisser la dignité humaine dans le domaine du « non droit » tel que conçu par le Doyen Carbonnier (c'est-à-dire non pas la négation du droit, mais l’effacement du droit derrière d’autres systèmes de régulation sociale : morale, religion, …), et s’en tenir aux outils juridiques existants et installés dans le droit positif – civil, pénal, administratif ?
On sait à quels excès peut conduire le droit lorsqu’il se mêle de déterminer les comportements humains bons ou mauvais plutôt que de se borner à réguler les rapports sociaux et régler leurs conflits.
Car prétendre donner à la dignité humaine une définition juridique, c’est aussi se poser la question de sa portée.
2- Quelle portée pour une dignité humaine protectrice?
Deux principaux courants s’affrontent ici :
- un courant absolutiste : la dignité humaine, c’est « l’égale dignité » de tout homme, inhérente à sa seule nature humaine, forme de « dépassement des droits de l’Homme » (9),
- un autre plus volontariste : c’est la volonté de se comporter dignement, donc la liberté de se comporter dignement, ou non.
D’où la difficulté de définir la portée du concept, malgré quelques pistes éprouvées…
A. Difficulté de définir la portée du concept de dignité humaine
À l’occasion du colloque « Le temps, la justice et le droit » (10), le professeur Paul MARTENS relevait : « C’est en se fondant sur ce principe (de dignité humaine) que les Cours Constitutionnelles de deux différents pays ont pu considérer que les discriminations au détriment des homosexuels devaient prendre fin. C’est probablement au nom de cette même dignité humaine, mais autrement conçue, à une autre époque, que ces discriminations avaient été introduites dans la loi.
Au moment où la Cour Constitutionnelle allemande disait, en s’appuyant sur le principe de dignité humaine, que chaque enfant a le droit de connaître ses auteurs et par conséquent qu’ « une mère devait révéler à son enfant le nom de son père ou, s’il y a doute, des hommes qu’elle a fréquentés pendant la période légale de conception, le Tribunal Constitutionnel portugais s’opposait en s’appuyant sur cette même dignité humaine à ce qu’on impose à un homme une prise de sang permettant d’établir sa paternité » …
Ce sont quelques exemples, parmi d’autres…
Le juriste ne peut que se sentir extrêmement méfiant devant une notion qui peut justifier un interdit un jour et protéger la liberté de le violer un peu plus tard, ou un peu plus loin …
En vandalisant le désormais célèbre « Vagin de la Reine », les coupables ont-ils porté atteinte à la dignité de l’auteur de « l’œuvre » ? En installant ladite « œuvre » dans les jardins du Château de Versailles, l‘auteur a-t-il porté atteinte à la dignité des descendants de Lenôtre (voire à la dignité humaine tout court !) ? Est-ce en arrêtant les soins prodigués à Vincent Lambert ou en les poursuivant que l’on porte atteinte à sa dignité humaine ?
Une approche absolutiste de la dignité humaine comme celle évoquée plus haut peut-elle s’accommoder d’une telle fluctuance ? Peut-elle, dans ces conditions, prétendre fonder le droit ?
Et quelle place pour l’indignité, si chaque homme est « d’égale dignité » ? (11)
Une approche « catégorielle » - la dignité des personnes affectées d'un handicap physique (C.E. 27 octobre 1995), la dignité des personnes africaines ou d’ascendance africaine (ord. Référé TA NICE du 26 mars 2015), … - n’apparaît pas plus satisfaisante et même en contradiction avec la dimension universaliste du concept.
Si la dignité entendue comme l’humanité de l’Homme est à protéger, elle l’est, elle doit l’être, au delà des races, des religions, des sexes, en un mot, au-delà et sans considération de ce qui distingue les uns des autres.
Mais quelle place pour le droit, le « vrai droit », dans tout cela ?
B. Quelles pistes ?
On sent bien que la dimension transcendantale de la dignité humaine est sa force, mais aussi sa faiblesse lorsqu’il s’agit de l’intégrer au droit positif (12).
Pourtant, pour chaque hypothèse, existent déjà des notions strictement définies – tirées du droit civil (la responsabilité civile), du droit pénal (la responsabilité pénale), du droit administratif (la responsabilité administrative) - auxquelles se référer pour trancher les conflits et réparer les préjudices.
Finalement, ne faudrait-il pas revenir à une approche plus "privatiste" du sujet: le recours à la notion de dignité humaine ne serait en définitive juridiquement acceptable que s'il s'agissait de sanctionner les atteintes portées à la dignité de telle personne ou tel groupe de personnes par les abus de la liberté de certains.
Une faute démontrée, un préjudice établi et un lien de causalité entre les deux …
Cette approche impliquerait de définir l'abus de façon objective - en un lieu et dans un temps donnés - et non de le relativiser à la subjectivité (susceptibilité ?) de chacun...
Ce qui n’est pas sans poser le problème du rôle des associations, ces « nouveaux procureurs » (13).
Car ce sont bien les lobbies qui poussent à saisir le juge, quand d’autres atteintes aux valeurs protégées ne seront jamais sanctionnées, faute de poursuivants …
Et en saisissant le juge administratif sur le terrain non de l’éventuelle responsabilité de l’administration, mais sur celui de la légalité, elles le poussent à se comporter, malgré lui, en censeur, en moralisateur des comportements humains… ce qui n’est pas son rôle.
En définitive, la dignité humaine a existé avant le droit ; elle pourrait continuer d’exister sans le droit, seulement (mais ce n’est pas rien !) par la vertu de l’exemplarité et l’exemplarité de la vertu, qui valent mieux que la sanction de la loi ou de la jurisprudence (14).
A défaut, livrée à elle-même et au juge, la belle notion de dignité humaine pourrait devenir un outil dangereusement liberticide …
Index:
(1) Le code pénal consacre aux atteintes à la dignité humaine le chapitre V de son titre II ; article 16 du code civil : la loi assure la primauté de la personne humaine, interdit toute atteinte à la digité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de la vie – article 16-1-1 : le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence. – L’article L 1110-2 du code de la santé publique dispose : la personne malade a droit au respect de sa dignité – Voir également art. L 651-10 code de la construction et de l’habitation sur le logement ou encore art. L 115-2 code de l’action sociale et des familles al.1 : la lutte contre les exclusions est un impératif national fondé sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains et une priorité de l’ensemble des politiques publiques de la nation.
(2) Voir par exemple : M. Canedo-Paris, La dignité humaine en tant que composante de l’ordre public, RFDA 2008 p. 979
(3) « Ainsi, religion, morale et droit, entre les trois termes se déroule comme un ballet » (J. Carbonnier, Flexible droit, p. 95)
(4) Christian Atias, Philosophie du droit, Thémis, p. 248, 250
(5) « Selon les durkheimiens, dans l’idée de normalité, elle-même procédant d’une évaluation statistique, des mœurs seront retenues comme bonnes par un tri qui aura écarté les comportements très minoritaires, marginaux » (Jean Carbonnier, Op. cit. p.97)
(6) Par exemple, les conventions relatives au changement de sexe, au nom de famille, ou encore la PMA : « On voit ainsi un ordre public prohibitif la veille se transformer en ordre public conquérant le lendemain »… : on peut imaginer que se construise en matière de PMA un ordre public inverse à celui classique en matière de filiation. Ici, ce qui est d’ordre public, c’est l’interdiction d’établir un quelconque lien de filiation à l’égard du « donneur de gamètes… » (Ordre public et bonnes mœurs, Jean Hauser, Jean-Jacques Lemouland, Répertoire de Droit Civil, Dalloz, n° 117) Mais le droit de connaître ses origines n’est-il pas, aussi, d’ordre public ?
(7) L’arrêt dit « de la soupe au cochon » (CE 05/01/2007 n° 300311) surprend par la sobriété de sa motivation ; au demeurant, il ne se place pas directement sur le terrain de la dignité mais sur celui de la discrimination, dont le préfet soutenait – de façon discutable - qu’elle était susceptible de porter atteinte à la dignité « des seules personnes privées de secours ». En 2015, le Conseil d’Etat donne à un litige relatif à un spectacle de Dieudonné Mbala Mbala une solution radicalement différente de celle adoptée en 2014 dans des circonstances qui semblent pourtant tout à fait comparables. Si en 2014, il motive sa décision expressément sur le terrain de la dignité humaine, tel n’est plus le cas en 2015. Il semble prendre ses distances avec le concept de dignité humaine. De même, le 16 avril 2015, il annule l’ordonnance de référé niçoise qui avait enjoint le maire de Grasse d’interdire sous astreinte l’exposition de chocolats au motif qu’elle porterait atteinte à la dignité humaine. Le refus du maire n’est pas illégal, sans plus de précisions. On retiendra cependant que le référé liberté est un outil prisé au service de la dignité humaine. Si le 1er juin 2015, le Conseil d’Etat se réfère à la dignité humaine pour faire interdire la diffusion du film « Saw 3 » aux mineurs, c’est au travers des articles L 211-1 du code du cinéma et 227-24 du code pénal.
(8) Christian Atias, Didier Linotte, Le mythe de l’adaptation du droit au fait, Recueil Dalloz 1997, chronique p. 251) Voir aussi M. Canedo-Paris précité : « ce qui distingue la moralité publique et l’ordre moral, c’est que la première vient d’en bas, de l’expression de la conscience collective, des aspirations de la société en un lieu donné et à un moment donné, tandis que le second vient d’en haut, l’autorité de police pouvant, sous contrôle du juge administratif, en imposer sa conception aux citoyens ».
(9) : Le professeur ATIAS relevait que, « selon une opinion juridique dominante, la notion de dignité de la personne humaine marquerait un dépassement de la théorie des droits de l’Homme ». Pour lui, « l’invasion des droits de l’Homme marquait la victoire d’un discours moralisant. Les droits de l’Homme décrivent des comportements honorables sans se préoccuper de leur harmonisation ou de la régulation de leurs conflits ». (Op. cit. p. 247)
(10) Actes du Colloque « Le temps, la justice et le droit » (Limoges - 2004)
(11) L’indignité existe déjà dans le code civil (article 726) en matière successorale; l’indignité nationale pourrait bien s’installer à nouveau dans le droit positif.
(12) Dans sa thèse « La notion philosophique de dignité à l’épreuve de sa consécration juridique » soutenue à Lille en 2007, Félicité Mbala Mbala (sœur de Dieudonné, qui a aussi, à sa façon, œuvré pour la place du concept de dignité humaine dans le droit !) parle de la « juridicisation d’un idéal ». En effet, écrit-elle « le caractère insaisissable et fuyant de l’idéal peut-il être saisi par une règle de droit positif, qui par essence se veut finie, limitée ?» Et pressent qu’ « il y a un risque pour la dignité de perdre quelque chose en intégrant l’ordre juridique » (p. 26).
(13) Rémy Libchaber, Qui aime bien …, Recueil Dalloz 2015 p. 913 : « Nos associations sont des procureurs privés ; elles accompliraient leur destin biologique en se reproduisant dans la multiplication des dénonciateurs – mais pour le bien de tous ! »
(14) Jean-Marie Pontier, « L’Etat : quelle exemplarité ? », Recueil Dalloz 2010 p. 1169 – voir également Marc Le Roy, « Le maire, le mannequin et la dignité humaine » AJDA 2008 p.80, sur la notion de « modèle ».
Cet article n'engage que son auteur.
Auteur
CHARLES-NEVEU Brigitte
Avocate Honoraire
NEVEU, CHARLES & ASSOCIES
NICE (06)
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Publié le : 25/08/2015 25 août août 08 2015Entreprises / Ressources humaines / Contrat de travailLe Conseil d’État a été saisi le 23 juin 2015 d’un projet de loi ratifiant l’...