Prescription garantie décennale

Précisions du Conseil d’État sur la prescription de l’action en garantie décennale

Publié le : 21/08/2024 21 août août 08 2024

Dans un arrêt du 7 juin 2024 Communauté de communes des Pays du Sel et du Vermois (n° 472662), le Conseil d’État a apporté des précisions sur le régime de prescription de l’action en garantie décennale.
Cet arrêt trouve son origine dans un ensemble de marchés publics de travaux conclus par la Communauté de communes des Pays du Sel et du Vermois avec divers constructeurs, pour la réalisation d'un centre nautique intercommunal sur le territoire de la commune de Dombasle-sur-Meurthe.

Postérieurement aux réceptions des ouvrages réalisés dans le cadre de ces marchés et à la levée des réserves, intervenues entre décembre 2004 et avril 2006, des désordres ont été constatés par la communauté de communes.

Le 17 août 2007, la communauté de communes a donc demandé l’organisation d’une expertise au juge des référés du tribunal administratif de Nancy.

Initialement limitée à certains constructeurs, les opérations d’expertise ont ensuite été successivement étendues à d’autres constructeurs ayant pris part à l’exécution des travaux.

Le rapport d’expertise a été remis le 22 juillet 2013.

Par une première requête du 17 mars 2016, la communauté de communes a saisi le tribunal administratif de Nancy d’une demande tendant à la condamnation des constructeurs.

Cette demande a toutefois été rejetée pour irrecevabilité, faute pour la communauté de communes d’avoir justifié de la qualité à agir de son président.

L’appel contre ce jugement a également été rejeté par ordonnance de la cour administrative d'appel de Nancy, et le pourvoi en cassation contre cette ordonnance n'a pas été admis par le Conseil d'État.

Par une seconde requête du 20 février 2018, la communauté de communes a de nouveau saisi le tribunal administratif de Nancy d’une demande tendant à la condamnation des constructeurs.

Dans son jugement, le tribunal fait partiellement droit à la demande de la communauté de communes en condamnant une partie des constructeurs mis en cause à lui verser une indemnité au titre de la responsabilité décennale.

En revanche, le tribunal refuse de condamner les autres constructeurs mis en cause, au motif que l'action en garantie décennale dirigée contre ces derniers était prescrite.

Par un arrêt du 2 février 2023, la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté l’appel de la communauté de communes, laquelle a donc formé un pourvoi devant le Conseil d’État.

Dans le cadre de ce pourvoi, la communauté de communes tentait de faire valoir l’interruption du délai de prescription de l’action en garantie décennale à l’encontre des constructeurs non condamnés, en raison :
 
  • d’une part, de l’extension des opérations d’expertise à ces constructeurs ;
 
  • d’autre part, de l’intervention de sa requête du 17 mars 2016 mettant en cause ces constructeurs, rejetée pour irrecevabilité.

Ces arguments vont être écartés par le Conseil d’État.
 

1- L’extension des opérations d’expertise

Aux termes du premier alinéa de l’article 2241 du Code civil :

« Une citation en justice, même en référé, un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu'on veut empêcher de prescrire, interrompent la prescription ainsi que les délais pour agir. »

Réitérant une jurisprudence constante[1], le Conseil d’État rappelle cependant :

« qu'une citation en justice, au fond ou en référé, n'interrompt le délai de prescription que pour les désordres qui y sont expressément visés et à la double condition d'émaner de celui qui a qualité pour exercer le droit menacé par la prescription et de viser celui-là même qui en bénéficierait. »

Or, dans le cas d’espèce, les demandes d’extension des opérations d’expertise n’avaient pas été présentées par la communauté de communes.

À cet égard, il convient de rappeler qu’en matière de référé expertise le requérant n’est pas le seul à pouvoir solliciter une extension des opérations d’expertise, laquelle peut émaner de l’une ou l’autre des parties, ou de l’expert :

« Le juge des référés peut, à la demande de l'une des parties formée dans le délai de deux mois qui suit la première réunion d'expertise, ou à la demande de l'expert formée à tout moment, étendre l'expertise à des personnes autres que les parties initialement désignées par l'ordonnance, ou mettre hors de cause une ou plusieurs des parties ainsi désignées. » (Code de justice administrative, article R.532-3)

Par conséquent, le Conseil d’État juge que faute d’avoir été présentées par la communauté de communes, les demandes d’extension des opérations d’expertise n’avaient pu avoir pour effet d’interrompre le délai de prescription :

« D'une part, en jugeant, sur le fondement de ces dispositions, que les demandes d'extension des opérations d'expertise aux sociétés Geco Ingineering, Qualiconsult et Prestini TP n'avaient pu avoir pour effet d'interrompre le délai de prescription de l'action en garantie décennale pour la communauté de communes dès lors qu'elles n'avaient pas été présentées par celle-ci, la cour n'a pas commis d'erreur de droit. »
 

2- La requête rejetée pour irrecevabilité

Le premier alinéa de l’article 2241 du Code civil, précité, qui prévoit qu’une citation en justice interrompt le cours du délai de prescription, est suivi d’un second alinéa qui dispose :

« Il en est de même lorsqu'elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l'acte de saisine de la juridiction est annulé par l'effet d'un vice de procédure. »

Ces dispositions sont complétées par celles de l’article 2243 du Code civil, qui indiquent :

« L'interruption est non avenue si le demandeur se désiste de sa demande ou laisse périmer l'instance, ou si sa demande est définitivement rejetée. »

De manière inédite, et il s’agit là de l’apport principal de l’arrêt commenté, le Conseil d’État juge :

« Il résulte de la combinaison de ces dispositions que devant le juge administratif, un requérant ne peut plus se prévaloir de l'effet interruptif attaché à sa demande lorsque celle-ci est définitivement rejetée, quel que soit le motif de ce rejet, sauf si celui-ci résulte de l'incompétence de la juridiction saisie. »

Il est à remarquer que le Conseil d’État neutralise ainsi l’hypothèse visée au second alinéa de l’article 2241 relative à l’annulation de l’acte de saisine « par l’effet d’un vice de procédure ».

Une explication peut être trouvée dans les conclusions du rapporteur public Nicolas Labrune, selon lequel il résulte tant du libellé de ces dispositions que des travaux préparatoires auxquels elles ont donné lieu, que cette hypothèse ne vise que la procédure civile, de sorte qu’elle n’est pas applicable en procédure administrative :

« En adoptant le second alinéa de l’article 2241 du code civil, le législateur – nous vous l’avons dit – entendait revenir sur une jurisprudence de la Cour de cassation et, en visant le cas où l’acte de saisine de la juridiction est annulé, il visait clairement la procédure civile et aucunement la procédure administrative contentieuse, devant laquelle cette hypothèse ne se rencontre jamais. Nous pensons donc que vous n’êtes pas tenus de donner une portée concrète à cette nouveauté qu’est le second alinéa de l’article 2241 : en reconnaissant que cette disposition est, devant le juge administratif, largement inopérante, vous n’iriez certainement pas contre la volonté du législateur. »

Il est à noter que certains tribunaux administratifs et cours administratives d’appel avaient pourtant retenu une solution différente, consistant à importer en contentieux administratif la notion d’annulation de l’acte de saisine par l’effet d’un vice de procédure[2].

La sévérité apparente de la solution retenue par le Conseil d’État doit être relativisée.

En effet, ainsi que le relève le rapporteur public, la saisine du juge administratif n’est soumise qu’à un faible formalisme, et celui-ci a l’obligation d’inviter le requérant à régulariser sa requête entachée d’une irrecevabilité susceptible d'être couverte :

« En d’autres termes, le second alinéa de l’article 2241 vise à ce que le requérant ne soit pas ‘‘piégé’’ par les règles relatives à l’acte de saisine de la juridiction : la saisine du juge civil, même irrégulière, doit interrompre la prescription. Mais  cette logique, devant le juge administratif, n’a pas de raison d’être, d’une part parce que le  dépôt d’un recours devant lui n’est soumis qu’à un faible formalisme, et qu’il est donc rare  qu’un requérant soit piégé par les conditions de recevabilité, d’autre part parce que pèse sur le  juge l’obligation d’inviter le requérant à régulariser ses conclusions entachées d’une  irrecevabilité susceptible d'être couverte après l'expiration du délai de recours de sorte que, si  le requérant est suffisamment attentif et diligent, ne pourront lui être opposées, in fine, que  des irrecevabilités non régularisables. »

Faisant application de la solution qu’il vient de dégager, le Conseil d’État refuse logiquement de regarder la requête présentée par la communauté de communes le 17 mars 2016 comme ayant interrompu le délai de prescription, celle-ci ayant été définitivement rejetée en raison de son irrecevabilité :

« Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la requête de la communauté de communes introduite le 17 mars 2016 et tendant à l'engagement de la responsabilité décennale de certains des constructeurs a été rejetée par jugement du tribunal administratif de Nancy pour irrecevabilité. Son appel a été rejeté par la cour administrative d'appel de Nancy et son pourvoi en cassation n'a pas été admis par le Conseil d'Etat, statuant au contentieux. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu'en jugeant, par un arrêt suffisamment motivé sur ce point, qu'en application de l'article 2243 du code civil, le rejet définitif de la requête pour irrecevabilité faisait obstacle à ce que la communauté de communes puisse se prévaloir de l'interruption de la prescription de la garantie décennale résultant de l'introduction de cette requête, la cour n'a pas commis d'erreur de droit. »


Cet article n'engage que son auteur.
 

[1] Voir notamment : CE, 7 octobre 2009, Société Ateliers des maîtres d’œuvre Atmo et compagnie les souscripteurs du Lloyd’s de Londres, n° 308163 ; CE, 12 mars 2014, La société Ace Insurance, n° 364429 ; CE, 19 avril 2017, Communauté urbaine de Dunkerque, n° 395328 ; CE, 4 février 2021, Société mutuelle d’assurance du bâtiment et des travaux publics, n° 441593 ; CE, 17 mai 2021, Société Hydrétudes, n° 448319.
[2] Voir les décisions suivantes, citées par le rapporteur public : CAA, 20 mai 2021, Société Lacroix signalisation, n° 19BX01403 ; CAA Douai, 17 mars 2022, Commune du Crotoy, n° 20DA00770 ; TA Pau, 30 novembre 2022, Mme L…, n° 2002641 ; TA Pau 12 juillet 2023, Commune de Garons, n° 230065.

Auteur

Mathieu Pasquet
Avocat
CORNET, VINCENT, SEGUREL NANTES
NANTES (44)
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