Les enjeux de la lutte contre la corruption pour les Etats, les entreprises et certains professionnels
Publié le :
04/03/2013
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Le 1er février dernier lors du Congrès annuel d'EUROJURIS France, intervenait Monsieur Christophe Speckbacher, Chef de section auprès du secrétariat du groupe d’États contre la Corruption (GRECO).
Le point de vue du Conseil de l'Europe et de son groupe d'Etats contre la Corruption (GRECO)Je tiens à remercier l’association Eurojuris de m’avoir honoré par son invitation à participer à cet événement. Permettez-moi de commencer mon propos par cette question générale : quels sentiments suscitent auprès de chacun de vous les situations suivantes: a) un agent des forces de l’ordre qui propose à une automobiliste en infraction d’ « aller boire un coup un soir » en échange de fermer les yeux sur ladite infraction ; b) un prestataire de service qui, au moment de l’encaissement du paiement de ses services par une personne privée agissant pour le compte d’une institution publique, remet à cette personne une somme de 5% du montant desdites prestations avec l’indication qu’il y avait erreur dans les accords sur le prix final et que « ce serait bien de refaire affaire ensemble prochainement » ; c) un employé de l’Etat qui, dans le cadre de ses contacts avec le public, remet aux administrés rencontrés, des cartes de visite de son conjoint – un professionnel dans le domaine connexe à l’employé – en faisant ainsi de la publicité pour ce conjoint ? d) des administrés d’une petite commune qui acceptent de verser des sommes d’argent à un maire en vue de faciliter la délivrance de permis de construire ? Même si dans les plus anciennes démocraties européennes, la corruption ne fait heureusement pas partie du quotidien des individus, elle peut malgré tout rester relativement présente pour peu que l’on fasse un peu attention à ce qui se passe ou se dit autour de soi. 1. Historique et philosophie générale des efforts internationaux contre la corruption : des axes de travail différents en fonction des mandats des acteurs 1.2 au niveau étatique et international Au niveau du Conseil de l’Europe (ci-après le CdE), la première mention de la corruption dans ses travaux apparaît en 1981 dans une Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres dans laquelle ces derniers sont appelés à prendre des mesures contre la criminalité des affaires, notamment la concurrence déloyale et la corruption qui y est liée[1]. Les travaux ambitieux commencent véritablement à l’issu de la conférence annuelle des ministres de la justice, qui s’est tenue à La Valette (Malte) en 1994 et au cours de laquelle le mandat a été donné au CdE de travailler de façon approfondie à la lutte contre la corruption. Les succès de la lutte anti-mafia en Italie, la prise de conscience de l’importance du problème dans d’autres anciennes démocraties comme l’Allemagne, la Belgique, la France (par ex. les dérives d’élus locaux dans le cadre de la décentralisation), la nouvelle menace posée par le crime organisé et la corruption systémique dans une Europe centrale et de l’est en transition et dont les pays rejoignent peu à peu le CdE font partie des facteurs qui ont motivé cette thématique de travail. Les praticiens de la justice, de plus en plus confrontés à la dimension transnationale de la grande délinquance économico-financière font un large écho à ces initiatives (cf l’Appel de Genève de 1996 lancé par sept magistrats de divers pays). Les travaux menés dans une perspective multidisciplinaire débouchent dans un premier temps sur un programme d’action ambitieux en 1996 puis sur la transposition de celui-ci sous forme de Résolutions, Recommandations et Conventions dont l’adoption s’étalera entre 1997 et 2003. Citons en particulier la Convention pénale sur la Corruption (1999) et la Convention Civile sur la Corruption (1999)[2]. L’OCDE entame à la même époque des travaux qui déboucheront sur la Convention contre la corruption d’agents publics étrangers dans le cadre des transactions commerciales internationales (1997), sous la poussée notamment des Etats-Unis d’Amérique qui étaient alors un des rares grands pays exportateurs à interdire pénalement à ses entreprises de recourir à la corruption de décideurs étrangers (leurs entreprises étaient de ce fait désavantagées par rapport aux entreprises des puissances européennes). La Communauté européenne a elle aussi adopté diverses conventions et décisions à cette époque, et même si elles sont assez peu connues, leur champ d’application est lui aussi relativement large. D‘autres régions du monde, en particulier l’Union Africaine et l’Organisation des Etats Américains adoptent elles-aussi des conventions en la matière avant les nations Unies, avec la Convention contre la Corruption de 2003. S’agissant du territoire européen, les textes du CdE et la Convention onusienne manifestent l’ambition la plus étendue dans la mesure où ils couvrent les aspects préventifs et répressifs, la corruption publique et privée ainsi que nationale ou internationale, l’entraide internationale etc. Cela s’explique par divers facteurs : a) le mandat étendu de ces deux organisations[3], b) pour ce qui est du CdE, la préservation de la démocratie, de l’Etat de droit et des droits de l’homme constituent aujourd’hui la tâche générale première : la corruption, en altérant le fonctionnement normal des institutions et l’application des règles, porte en effet atteinte à ces principes de base; c) les travaux onusiens ont démarré sur une initiative en vue d’un instrument destiné à l’origine à faciliter le rapatriement des avoirs détournés par les régimes non-démocratiques des pays en voie de développement ; puis les pays appelés à renvoyer ces fonds (les pays développés) ont insisté sur la nécessité que cela se fasse entre les mains de pays et gouvernements intègres pour des raisons faciles à comprendre, ce qui a finalement conduit à une convention ambitieuse qui consacre une place importante à la fois aux politiques anti-corruption et à la coopération internationale, avec un volet important sur le rapatriement des avoirs. 1.2 au niveau des acteurs de la sphère économique et de la société civile. Je me limiterai à quelques exemples d’initiatives au niveau international, à commencer par la Chambre de Commerce Internationale. Celle-ci a adopté dès 1977 accompagné les travaux des organisations gouvernementales internationales depuis les années 1990, avec la conscience que le secteur privé a un rôle à jouer et des responsabilités à assumer. Je vais y revenir dans un moment en parlant de la prévention et des politiques internes des entreprises. Des associations et organisations non-gouvernementales se sont créées depuis une vingtaine d’années, avec pour mission de sensibiliser l’opinion au problème de la corruption, changer les valeurs et faire pression afin que les autorités nationales la mettent hors la loi. Citons par exemple Transparency International, organisation globale créée en 1993 et basée à Berlin, qui dispose de sections nationales dans la plupart des pays des participants à la présente conférence. Cette ONG est généralement connue pour ses indices internationaux sur la corruption, qui attribuent un rang aux pays en fonction du niveau de perception perçu par sa population ou la réputation de ses entreprises dans le paiement de pots-de-vin. Les structures non-gouvernementales, qui échappent à la dichotomie classique secteur public/secteur privé, sont parfois elles-mêmes concernées directement par la corruption, par exemple dans le domaine caritatif ou sportif ; je vous renvoie par exemple aux polémiques concernant la FIFA ou encore le Comité International Olympique et aux nombreuses allégations de corruption dont certains de leurs dirigeants font (ou ont fait) l’objet. Si l’on parle d’efforts anti-corruption, il y a bien sûr le travail répressif (sur lequel je vais revenir dans un instant), mais en amont, la prévention occupe (ou du moins doit occuper) une place importante. 2. La prévention : un corollaire essentiel pour tous les acteurs 2.1 Au niveau du secteur public : la prévention de la corruption passe par la mise en place de nouveaux outils en matière de gestion des conflits d’intérêts, des nouvelles règles de conduite qui mettent l’accent sur l’intégrité subjective mais aussi objective (se comporter de manière intègre mais aussi éviter toute perception négative par le public et les collègues en la matière), des règles sur le pantouflage (revolving doors) et la déclaration d’intérêts et/ou de patrimoine selon le secteur concerné, des politiques internes accentuant les efforts sur les secteurs identifiés et évalués comme étant à risque etc. La prévention passe aussi par une meilleure utilisation – avec une prise en compte de la gestion de l’intégrité – par les mécanismes traditionnels tels que l’audit organisationnel et financier, et les inspections internes / externes, la qualité du management général et la transparence/collégialité des décisions etc. Ces diverses mesures peuvent être rassemblées et faire partie d’une politique d’intégrité, qui accorde une place importante à la formation et la sensibilisation, la désignation de personnes chargées de mettre en place/assurer le suivi de cette politique et de conseiller les collègues et services sur les questions d’intégrité (comment gérer tel ou tel type de situation, que faire dans tel ou tel cas etc.). Le GRECO a beaucoup insisté dans son second cycle d’évaluation sur ces questions et bon nombre de pays ont dû combler des lacunes parfois importantes sur les questions ci-dessus. Le niveau de corruption dans le secteur public, et l’image qui en est donnée dans un pays, peut avoir des répercussions importantes, notamment sur le niveau d’attractivité au plan international, sachant que depuis quelques années déjà, le niveau de corruption est pris en compte par les analystes du risque politique et commercial, les notations internationales. La Fédération de Russie, qui souffre d’un désengagement des investissements étrangers pour diverses raisons parmi lesquelles diverses formes de corruption, a récemment engagé une large réflexion sur les façons de remédier au phénomène et redevenir attractif vis-à-vis de ces investissements. 2.2 Au niveau des entreprises et du secteur privé : les bonnes pratiques suivent un schéma similaire à celui décrit ci-dessus. La Chambre de Commerce Internationale, par exemple, recense depuis plusieurs années, les mesures positives qui devraient s’inscrire dans une politique interne entrepreneuriale sur l’intégrité et la prévention de la corruption, en particulier : a) règles générales sur la lutte contre la corruption – datant de 1977 et révisées en 2011[4] : ce texte recense l’ensemble des bonnes pratiques et comprend une liste des éléments qui devraient faire partie d’un programme interne (confère annexe 1) ; b) clauses contractuelles anti-corruption[5] ; c) lignes directrices sur l’association des agents, des tiers et des intermédiaires à la politique anti-corruption de la société[6] ; d) règles en matière d’approvisionnement responsable[7]. Ces mesures destinées à contrer les risques – en premier lieu endogènes – de corruption sont essentielles si l’on juge des conséquences que peut avoir pour l’image mais aussi les affaires de l’entreprise, une éventuelle procédure pénale (pour corruption ou autre). On se souviendra que la banque LCL s’appelait Le Crédit Lyonnais et que dans les années 1990, étant encore sous le contrôle de l’Etat, elle a défrayé la chronique lorsque ses dirigeants ont été accusés de malversations financières diverses avec des éléments de corruption. Même lorsque l’entreprise opère dans un cadre qui permet l’abandon total ou partiel des poursuites en échange d’une compensation civile ou d’un arrangement négocié avec les autorités de poursuites, les conséquences financières de cette compensation ou de cet arrangement peuvent être considérables. Il faut également compter avec le fait que certaines administrations ou législations nationales/régionales (cas de certains Länder en Allemagne) prévoient aujourd’hui la possibilité de tenir des listes noires de sociétés avec lesquelles il est déconseillé de traiter (marchés publics). A l’inverse, il est intéressant de relever que certaine sociétés misent aujourd’hui sur leur politique et une image d’éthique/d’intégrité comme d’un slogan commercial. Des sociétés de gestion de valeurs boursières offrent d’ailleurs aujourd’hui des produits financiers qui misent sur les sociétés de ce type. Le GRECO a pour sa part, dans le cadre de son 2ème cycle d’évaluation, œuvré en faveur de l’introduction de mesures visant notamment : a) à exclure des postes à responsabilités dans les entreprises les personnes condamnées pour des infractions graves dont la corruption, b) à ce que les autorités fiscales et les auditeurs/commissaires aux comptes signalent les soupçons de corruption aux autorités compétentes; c) à faire que les entités chargées de l’enregistrement des personnes morales jouent un rôle plus actif dans la prévention de la criminalité et de la dissimulation de la corruption. 2.3 le rôle des « professionnels du droit et du chiffre ». Le professionnel du droit et du conseil aux entreprises peut en premier lieu apporter un soutien à la mise en place de règles, politiques, clauses contractuelles telles que celles recensées par la CCI. Au-delà de cela, les professionnels du droit et du chiffre sont eux-mêmes directement concernés par la lutte contre la grande délinquance. En vertu des recommandations anti-blanchiment du GAFI/Financial Action Task Force[8] (mais aussi des directives de transposition correspondantes de l’UE et de la Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme), les pays doivent disposer d’un dispositif de prévention du blanchiment de capitaux. Vous êtes tous familiarisés avec les devoirs qui incombent aux établissements financiers et divers autres professionnels et activités non financières spécifiques – dont les professionnels du droit et du chiffre et donc vous-mêmes dans vos pays respectifs – en vertu de la législation nationale, d’éviter les risques d’implication dans des infractions pénales liées au blanchiment et aussi d’effectuer des signalements à la Cellule de Renseignement Financier (en anglais FIU) de votre pays . Vous savez aussi qu’en principe, ce devoir de signalement porte sur les soupçons que des avoirs puissent être des avoirs résultant d’infractions pénales, donc y compris de la corruption (que la législation de votre pays ait établi une liste des infractions ou décidé d’appliquer le principe de l’universalité de l’infraction, la corruption en fait partie). Des aménagements sont prévus pour les avocats, qui les exemptent de signalement dans des cas précis (défense du client). Ces règles anti-blanchiment font aussi obligation aux entités assujetties de mettre en place notamment des politiques internes en la matière, qui couvrent le devoir de diligence vis à vis de la clientèle, la capacité à reconnaître des transactions suspectes etc. Je n’insiste pas. Un problème qui semble se poser aujourd’hui est celui de l’évolution de ces professionnels du droit, sous l’effet probablement de la globalisation et de la concurrence accrue entre pays en matière d’offres de services. Par exemple, au Liechtenstein, cela recouvre diverses catégories de professionnels impliqués dans services (fiduciaires/trust arrangements, constitution/domiciliation /gestion de sociétés et autres personnes morales) ; Une partie de ces professionnels – particulièrement exposée au risque d’être impliquée dans la gestion d’avoirs de la criminalité y compris de la corruption – est très mal supervisée. J’ai également eu très récemment l’occasion de visiter un pays membre de l’UE dans lequel les activités de services aux sociétés sont aujourd’hui offertes par une telle diversité de professionnels que les autorités du pays ou les organisations professionnelles n’ont aucune vue d’ensemble ni de la profession, ni des services réellement offerts. Ils ne supervisent pas une partie importante de ces activités. Certains professionnels font librement de la sous-location de sociétés et de la publicité sur internet en promettant l’anonymat à leur client. Comme vous le savez, certaines professions, parmi lesquelles les comptables et les auditeurs / commissaires aux comptes se sont dotées de normes au niveau international. Dans la continuité de la loi américaine Sarbanes-Oxley de 2002 sur la réforme de la comptabilité des sociétés cotées et la protection des investisseurs, ainsi que des travaux du GRECO sur le signalement des infractions par les auditeurs, de nouvelles normes spécifiques sur l’intégrité sont apparues il y a peu de temps. Je pense en particulier à la norme ISA 240 «Responsabilités de l’auditeur concernant les fraudes lors d’un audit d’états financiers», mise en place en avril 2009 par l’International Federation of Accountants (IFAC)[9]. Cette norme décompose le comportement attendu de l’auditeur confronté à la fraude de la manière suivante, étant entendu qu’il s’agit d’étapes successives qui seront mises en œuvre en fonction du succès/échec de chacune d’elle: a) éviter la fraude ou d’y être associé, b) information/négociation préalable avec l’entité en cas de fraude rencontrée, c) signalement à la direction/conseil d’administration ; d) reporting à l’entité de régulation ou de contrôle. ISA 240 a toutefois un caractère supplétif puisqu’elle prévoit que les règlementations professionnelles/légales de chaque pays prévalent toujours. On peut se demander s’il ne serait pas opportun qu’au-delà des règles ci-dessus, les professionnels concernés développent eux aussi des règles sur la prévention de la corruption (dans le cadre de leurs normes sur l’intégrité en général), et s’associent ainsi étroitement aux efforts de leur pays. Les barreaux ou associations d’avocats rencontrées (lors des visites d’évaluation du GRECO et des organismes similaires traitant du blanchiment) se montrent diversement actifs et intéressés par ces questions. Là aussi, il peut y avoir des enjeux plus généraux en termes d’image d’une profession. En Bulgarie, le législateur a dû incriminer de manière spécifique l’intermédiation active en matière de corruption, pour faire face au phénomène des magistrats « pantouflards » (problématique des revolving doors cité précédemment) qui quittaient la carrière de magistrat pour devenir avocat et « mieux monnayer » leurs connaissances et réseaux d’anciens collègues au sein de la magistrature. En France, ce genre de problème est également connu : ainsi, l’affaire Housse Avia jugée par la Cour de cassation en 1999 (Cass. Crim. 30 juin 1999), concerne le cas d’une personne ayant accepté de donner de l’argent à son avocat pour que celui-ci corrompe un agent public. L’avocat a finalement été condamné pour escroquerie car il n’avait pas réussi à convaincre l’agent public en question. 3. Quelques aspects répressifs et juridiques d’intérêt particulier pour les professionnels du droit Un inventaire exhaustif des mécanismes juridiques anti-corruption dépasserait le cadre de cette présentation. Quelques points méritent d’être soulignés, toutefois. 3.1 Aspects répressifs a) Premier point : de quelles infractions parle-t-on quand on évoque la corruption ? La Convention pénale du CdE de 1999 sur la corruption se borne à exiger l’incrimination de la corruption stricto sensu (bribery en anglais ou Bestechung en allemand) et du trafic d’influence. La Convention onusienne ajoute à cela des infractions telles que le détournement de biens et l’abus de pouvoir (souvent utilisés en pratique pour poursuivre les faits de corruption – c’est le cas en Allemagne et en France notamment), mais aussi l’enrichissement illicite, dont la définition onusienne implique sinon un renversement, du moins un partage de la charge de la preuve. b) En second lieu, il faut insister sur le fait que tous les textes internationaux dissocient la corruption active (les agissements de celui qui corrompt) et passive (les agissements du corrompu) ; il en va de même du trafic d’influence dans les deux conventions citées précédemment. Cette dissociation implique en principe que le corrupteur ou le corrompu peuvent être poursuivis indépendamment l’un de l’autre et que la volonté délictuelle du corrompu par exemple, n’a pas à entrer en ligne de compte lorsque l’on poursuit le corrupteur pour avoir promis, offert ou remis un avantage indu. Il faut rappeler l’importance de la complémentarité des mécanismes répressifs et préventifs. Si les règles préventives sont établies, claires et si nul n’est censé les ignorer, leur non-respect par une personne donnée facilitera d’autant la poursuite au plan pénal en permettant de démontrer à partir du comportement de la personne (et donc le non-respect des règles préventives) les éléments non seulement matériels mais aussi intentionnels de l’infraction de corruption et de trafic d’influence. Beaucoup de réglementations administratives interdisent ainsi tout don supérieur à une certaine valeur. En tant que fonctionnaire européen, je suis moi-même soumis à une telle restriction pour tout don, cadeau ou avantage personnel supérieur à 100 euros. Dans la perspective d’une politique cohérente, tout avantage indu qui ne rentre pas dans le cadre du cadeau de courtoisie, doit en principe apparaître suspect a priori, et il est clair que l’engagement dans la lutte contre la corruption (par les administrations, les entreprises, les professionnels) implique souvent un changement de pratiques et d’habitudes. Il ne faut pas oublier aussi que les avantages de faible importance ou de courtoisie peuvent eux aussi influer sur le comportement dès lors qu’ils sont répétitifs (repas, invitations aux événements sportifs et culturels etc.). L’Autriche a dû prendre des mesures réglementaires pour limiter aussi ce phénomène. Le droit roumain incrimine sans exception tout avantage indu y compris les cadeaux. c) Troisième point : les textes internationaux prévoient en principe la responsabilité (pénale, administrative ou autre) des personnes morales pour les infractions de corruption. Ceci est nécessaire du fait de la complexité croissante des structures et des mécanismes décisionnels au sein des groupes commerciaux, industriels, de service etc., complexité qui peut faire obstacle à la détermination des responsabilités pénales des personnes physiques. Par ailleurs, la corruption peut résulter d’un manque d’organisation interne et de l’absence de toute politique préventive des infractions. Cet élément de la définition de la responsabilité des personnes morales a un effet de levier important sur le plan préventif et on assiste ces dernières années au développement des politiques anti-corruption interne au sein des grands sociétés, motivé par les risques de voir la responsabilité de l’entité engagée en cas d’actes de corruption commis par un employé ou dirigeant. Siemens, société impliquée ces dernières années dans une série d’affaires de corruption active, a dû recruter une équipe composée de spécialistes renommés dans les enquêtes et politiques préventives anti-corruption, afin de mettre en place des procédures internes sans précédent. d) Quatrième point : les diverses normes internationales requièrent que les pays disposent de règles et de pratiques visant à confisquer les avoirs (et instruments) du crime en général et de la corruption en particulier. Force est de constater qu’en pratique, ces mécanismes restent trop peu utilisés dans beaucoup de pays lorsqu’il s’agit des dossiers de corruption. Les autorités judiciaires se reposent trop souvent sur le caractère punitif de la prison ou du caractère patrimonial des amendes. Mais ces sanctions restent souvent peu proportionnées lorsque les corrompus amassent plusieurs millions de commissions occultes, placés en sureté à l’étranger. Cette faiblesse tient aussi au fait que les enquêtes patrimoniales et financières, destinées à reconstituer les flux d’argent et le profit, ne sont pas menées aussi souvent qu’elles devraient l’être (raisons fréquentes: manque de moyens, difficultés persistantes de recourir à l’entraide internationale, manque de familiarité des enquêteurs avec le monde des affaires et les montages juridico-financiers, nécessité croissante de boucler les procédures pénales afin d’éviter des délais excessifs, pression de la prescription des poursuites etc.). e) Cinquième point : la lutte contre les formes sophistiquées et cachées de la délinquance (c’est la cas, par nature, de la corruption) implique un effort répressif et des approches / méthodes de travail souvent innovants, ce qui peut poser des problèmes tenant à la sécurité juridique, par exemple lorsque les techniques d’enquête comme les écoutes, la surveillance électronique, l’infiltration, les livraisons surveillées, la simulation d’infractions sont mal réglementées (nous avons eu ce cas avec la République de Moldova par exemple et le pays a été invité à réglementer de façon plus cohérente ces aspects), lorsque les mécanismes de confiscation et de gel/mesures temporaires des avoirs sont mal définies (nous avons eu ce cas avec l’Andorre par exemple et là aussi des mesures ont été prises), ou lorsque la hiérarchie des règles n’est pas claire, comme par exemple en matière de dénonciation de la corruption: par exemple, en France, l’article 40 du Code de procédure pénale fait obligation aux agents publics de dénoncer aux autorités pénales les infractions dont ils ont connaissance. Or, il est arrivé que des agents qui en font usage soient sanctionnés pour non-respect de la réglementation de l’employeur sur la discrétion professionnelle. Je connais le cas, porté à ma connaissance il y a 3 ou 4 ans, d’un inspecteur des services vétérinaires qui avait refusé dans son secteur la pratique des avantages en nature en échange de la certification de viandes impropres à la consommation. Après avoir avisé sa hiérarchie, restée passive tout en lui demandant de ne pas faire de vagues, il a dénoncé les pratiques au parquet. Après avoir été sanctionné par une mise à pied par sa hiérarchie, il a dû (et pu) obtenir reconnaissance devant les tribunaux du bon usage fait de l’article 40, et de la prévalence de cette disposition dans le cas présent. Enfin, dans le contexte de cette conférence, un point spécifique que je voudrais mentionner concernant la France est l’incertitude juridique importante qui continue de peser sur le niveau de preuve requis en pratique en matière de corruption. Comme je l’indiquais précédemment, les normes internationales dissocient la corruption active de la corruption passive de manière à ce que seuls importent les agissements et l’intention délictuelle de celui qui est poursuivi. Or, la jurisprudence française accorde traditionnellement une place importante à la théorie du pacte de corruption, d’une manière qui est contraire à l’esprit des textes du CdE. Le GRECO a demandé à la France de prendre des mesures générales (sensibilisation, circulaire générale) pour infléchir cette jurisprudence. Ce travail est actuellement en cours. Le Luxembourg n’ayant pas jusqu’à une période récente développé de jurisprudence pertinente propre, et les praticiens tendant à s’inspirer de la pratique des pays voisins, les rapports du GRECO ont souligné les risques en la matière. 3.2 Aspects du droit civil/administratif La lutte contre la corruption implique aussi des mesures dans les autres ordres du droit que le droit pénal. Je voudrais citer brièvement trois dispositifs essentiels de la Convention civile du CdE sur la corruption. a) Premier point : les Etats doivent prévoir la nullité de plein droit des contrats et clauses contractuelles entachées de corruption, mais aussi donner la possibilité pour un contractant dont la volonté a été vicié par un acte de corruption de demander au tribunal l’annulation du contrat, avec d’éventuels dommages et intérêts. b) le droit des Etats doit prévoir l'indemnisation des victimes de la corruption et autres personnes ayant souffert de conséquences de la corruption dans le cadre des relations avec l'Etat. On peut souligner que la notion de victime de la corruption est relativement novatrice compte tenu du fait que traditionnellement, la corruption est considérée comme une infraction pénale sans victime (ce qui contribue d’ailleurs à rendre sa révélation plus difficile). Cela dit, il existe bien des hypothèses dans lesquelles une situation de victime peut se présenter : cas d’une société évincée de marchés publics par un concurrent qui a recouru à la corruption, cas de particuliers souffrant de dommages provoqués indirectement par la corruption : souvenons-nous des polémiques soulevées par le nombre élevé de morts à la suite d’un tremblement de terre en Turquie il y a quelques années : il avait été allégué que la plupart des constructions détruites ne respectaient pas les normes parasismiques imposées par les autorités et que cela avait été une conséquence de la corruption dans le secteur du bâtiment et de la construction. Ces deux thèmes n’ont pas encore été abordés par le GRECO dans le cadre de ses évaluations. Cela dit, il est clair qu’il s’agit d’un domaine susceptible d’intéresser tout particulièrement les professionnels du droit que vous êtes. c) le droit national – et surtout la pratique des institutions – doivent protéger les personnes qui dénoncent en toute bonne foi des soupçons de corruption et cela concerne les employés des divers secteurs d’activité (public, privé) ; en anglais on parle de whistleblowers. Le GRECO a abordé cette thématique uniquement en relation avec les agents publics (dans le cadre des travaux du second cycle sur la situation dans les administrations nationales). Bon nombre de pays ont ainsi dû mettre en place des mesures protectrices ces dernières années, mesures souvent originales. Ainsi, au Portugal, depuis 2008, une protection objective a été mise en place dans le sens où toute mesure affectant négativement la carrière d’une personne dans les 12 mois qui suivent une dénonciation par celle-ci sera présumée être une mesure de rétorsion (déguisée ou non) et c’est à l’employeur de démontrer le bien-fondé et la légitimité de cette mesure, notamment le fait qu’elle réponde à des actes ou comportement autres que le fait d’avoir dénoncé des faits. Cela dit, dans beaucoup de pays, la position des donneurs d'alerte reste délicate et difficile en pratique, car c’est généralement devant les tribunaux, après une procédure longue et fastidieuse, qu’il faut obtenir une réhabilitation et une réparation éventuelles pour le préjudice subi par un licenciement abusif. Aux Etats-Unis et au Royaume Uni, malgré des dispositifs souvent cités comme exemplaires sur la protection des donneurs d’alerte, les personnes qui signalent font malgré tout l’objet de représailles ; cela dit, il n’est pas rare que des indemnisations très conséquentes soient aussi versées à des personnes sanctionnées injustement pour avoir dénoncé des cas de corruption ou de fraude concernant des intérêts publics majeurs (stabilité/crédibilité du système financier, questions environnementales et de santé etc.). C’est là aussi un domaine où l’avocat/conseiller juridique pourrait, par son assistance, jouer un rôle plus important. Au Royaume-Uni, ce soutien est dispensé aussi par des conseillers travaillant pour des organisations non-gouvernementales comme par exemple Public Concern at Work. Autre exemple, en Roumanie, c’est la section nationale de Transparency International qui s’est fortement engagée dans cette mission de soutenir les donneurs d’alerte. 4. Conclusion Si l’on regarde en avant, il reste – inévitablement – encore beaucoup à faire. Ces 15 dernières années ont été consacrées par la communauté internationale à mettre en place les bases juridiques et institutionnelles, et des nouvelles méthodes de travail et de pensées pour prévenir et lutter contre la corruption. Les avancées se font progressivement et petit à petit: jusque dans les années 1990, le droit fiscal des pays permettait la déductibilité fiscale des dépenses de corruption (pots-de-vin, rétro-commissions et autres frais d’intermédiaires). Certains pays, jusqu’à récemment (2008 pour ce qui est de l’Allemagne) ne permettaient pas les interceptions téléphoniques pour les infractions de corruption au motif que la corruption n’était pas une infraction suffisamment grave qui justifierait une ingérence dans la vie privée. Des thèmes de travail doivent encore être abordés mais surtout, il existe une demande forte des sociétés en Europe et aux Etats-Unis de renforcer l’efficacité et l’effectivité des mesures déjà mises en place. Ceci implique un effort global et toute implication des entreprises, de la société civile, des professionnels du droit comme vous est importante. Christophe SPECKBACHER
ANNEXE – extrait de la publication de la CCI « Règles pour combattre la corruption », édition 2011 « Partie III – Éléments d’un programme efficace de conformité d’EntrepriseArticle 10 Éléments d’un programme anticorruption Toute Entreprise devrait mettre en œuvre un programme efficace de conformité interne (i) reflétant les Règles, (ii) fondé sur les résultats d’une évaluation périodique des risques présents dans son environnement économique, (iii) adapté à ses circonstances particulières et (iv) destiné à prévenir et à détecter la Corruption ainsi qu’à encourager en son sein une culture d’intégrité. Toute Entreprise devrait envisager d’inclure dans son programme, en totalité ou en partie, les bonnes pratiques exposées ci-dessous. Elle peut notamment choisir, parmi les mesures suivantes, celles qu’elle juge les mieux à même d’assurer une prévention adéquate contre la Corruption dans son cas propre, aucune d’entre elles n’étant par nature obligatoire: a) exprimer un soutien et un engagement solides, explicites et visibles concernant le programme de conformité d’Entreprise, de la part du conseil d’administration ou de tout autre organe responsable en dernier ressort de l’Entreprise ainsi que des échelons supérieurs de la hiérarchie («le ton donné au sommet»); b) établir une politique clairement formulée et visible reflétant les Règles, s’imposant à tous les dirigeants, cadres, employés et Tierces Parties et s’appliquant à toutes les filiales contrôlées, tant locales qu’étrangères; c) charger le conseil d’administration ou tout autre organe responsable en dernier ressort de l’Entreprise, ou l’un de ses comités, de procéder périodiquement à des évaluations du risque et à des contrôles indépendants afin de vérifier le respect des Règles et de recommander, le cas échéant, des mesures ou des politiques correctives. Cette démarche peut s’inscrire dans le cadre d’un système plus large de contrôle de la conformité de l’Entreprise et/ou d’évaluation du risque; d) faire reposer sur chaque individu, à tous les niveaux de l’Entreprise, la responsabilité de respecter la politique de l’Entreprise et de participer au programme de conformité interne; e) nommer un ou plusieurs cadres supérieurs (à temps plein ou partiel) afin de superviser et de coordonner le programme de conformité de l’Entreprise, avec des ressources, une autorité et une indépendance adéquates, et de rendre compte périodiquement au conseil d’administration ou à tout autre organe responsable en dernier ressort de l’Entreprise, ou à l’un de ses comités; f) publier des principes directeurs, le cas échéant, afin de détailler les comportements requis et de prévenir les comportements interdits par les politiques et le programme d’Entreprise; g) exercer les contrôles préalables appropriés, sur la base d’une approche structurée de la gestion du risque, lors du choix des dirigeants, cadres et employés de l’Entreprise ainsi que de ses Partenaires Commerciaux présentant un risque de corruption ou de contournement des Règles; h) élaborer des procédures financières et comptables pour la tenue de livres et documents comptables sincères et exacts, afin de faire en sorte qu’ils ne puissent être utilisés pour se livrer à des pratiques corruptives ou dissimuler de telles pratiques; i) établir et maintenir des systèmes adéquats de contrôle et de rapport, y compris des audits indépendants; j) assurer une communication interne et externe périodique concernant la politique anticorruption d’Entreprise; k) apporter à ses dirigeants, cadres, employés et Partenaires Commerciaux, autant que de besoin, des conseils et une formation documentée permettant d’identifier les risques de corruption dans les transactions quotidiennes de l’Entreprise, ainsi qu’une formation sur le leadership; l) inclure un examen des compétences en matière d’éthique d’Entreprise dans l’évaluation et la promotion des cadres et mesurer la réalisation des objectifs non seulement en fonction d’indicateurs financiers mais aussi en fonction de la manière dont les objectifs ont été atteints et en particulier de la conformité à la politique anticorruption de l’Entreprise; m) instituer des canaux confidentiels permettant à chacun d’exprimer ses préoccupations, de demander conseil ou de dénoncer de bonne foi des infractions avérées ou raisonnablement suspectées sans avoir à craindre de représailles ou de mesures discriminatoires ou disciplinaires. Le signalement peut être obligatoire ou volontaire, ainsi qu’anonyme ou non. Tout signalement fait de bonne foi doit faire l’objet d’une enquête; n) réagir aux manquements signalés ou détectés en prenant des mesures correctives et disciplinaires appropriées et en envisageant de divulguer publiquement, de manière appropriée, la mise en œuvre de la politique d’Entreprise; o) envisager d’améliorer le programme de conformité d’Entreprise en demandant une certification, une vérification ou une assurance externes; et p) soutenir des actions collectives, par exemple en proposant ou en soutenant des pactes anticorruption relatifs à des projets spécifiques ou des initiatives à long terme impliquant le secteur public et/ou des pairs dans différents secteurs économiques. »
[1]Lien[2]Lien vers la liste et le texte des instrumentsA ce jour, tous les pays membres du Conseil de l’Europe ont ratifié la Convention pénale sauf l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie (en cours), et Saint-Marin. Un plus grand nombre de pays (14) n’a pas ratifié la Convention civile : Allemagne, Andorre, Danemark, Islande, Irlande, Italie, Lichtenstein, Luxembourg, Monaco, Portugal, Royaume-Uni, Fédération de Russie, Saint-Marin et la Suisse. [3] Le CdE est surtout connu du grand public du fait de la Cour européenne des droits de l’homme mais les Etats lui ont attribué dès sa fondation en 1949 une compétence générale n’excluant que les questions de défense. [4]Lien[5]Lien[6]Lien[7]Lien[8]http://www.fatf-gafi.org/[9] Lien Cet article n'engage que son auteur.
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