Covid-19 et Recours contre gouvernement

Covid-19 et référé-liberté : le droit au respect de la vie confronté à la carence du Gouvernement

Publié le : 31/03/2020 31 mars mars 03 2020

Dans le cadre de la pandémie de Covid-19, le Conseil d’Etat a été saisi de deux recours tendant à ce qu’il soit enjoint au Gouvernement de prendre un certain nombre de mesures destinées à lutter plus efficacement contre le virus. Par deux ordonnances des 22 mars 2020 (n° 439674) et 28 mars 2020 (n° 439726), le Juge administratif a ainsi livré sa position dans le cadre d’une situation inédite, sur laquelle il convient de revenir point par point.
 
1. Il faut rappeler au préalable que les requêtes introduites respectivement par le Syndicat jeunes médecins (auquel se sont adjoints notamment l’InterSyndicale Nationale des Internes et le Conseil National de l’Ordre des médecins), et le Syndicat des médecins aix et région ou SMAER (rejoint notamment par la fédération des médecins de France), l’ont été sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, plus connues sous l’appellation de « référé-liberté », et qui nécessite plusieurs conditions :

- une situation d’extrême urgence, ce qui rend le recours plus restrictif que les autres procédures de référé tels que le référé-suspension (article L. 521-1 du CJA) ou le référé-conservatoire (L. 521-3 du CJA), pour lesquelles une simple situation d’urgence suffit ;

- une atteinte portée à une ou plusieurs libertés fondamentales, reconnues comme telles par le Conseil d’Etat comme pouvant fonder un tel recours ;

- et le caractère manifestement grave et illégal de cette atteinte.

 
2. S’agissant de la première condition afférente à l’urgence, et sans surprise, le Conseil d’Etat n’a pas eu de mal à la regarder comme étant remplie, eu égard à l’évidente situation d’urgence que connaît la France face à la menace pandémique.

Cela est tellement vrai que le Conseil d’Etat en a même oublié de le dire, du moins expressément, puisque sa motivation sur ce point s’évince de manière implicite de ce qu’il nomme, sous forme d’intitulés, « le cadre juridique du litige » et « les circonstances », dont il ressort par eux-mêmes, et par le simple rappel des textes déjà édictés par les pouvoirs publics guidés par l’urgence, une situation manifestement constitutive d’une condition d’urgence (« décret portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 » ; «plusieurs arrêtés du ministre de la santé » ; « projet de loi pour faire face à l’épidémie de covid-19 permettant l’instauration d’un état d’urgence sanitaire » ; « mesures de plus en plus strictes destinées à réduire les risques de contagion » ; « état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020 »).
 
 
 
3. S’agissant de l’atteinte à une ou plusieurs libertés fondamentales, le Syndicat jeunes médecins et autres avaient invoqué le droit au respect de la vie uniquement, et le SMAER y a ajouté le droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, le droit à la protection de la santé et le droit de recevoir les traitements et les soins les plus appropriés à son état de santé, la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie, et le principe de précaution.

Aussi la Haute juridiction administrative confirme-t-elle dans sa décision du 22 mars 2020 que « Le droit au respect de la vie, rappelé notamment par l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ».

En revanche, dans la décision du 28 mars 2020, le Conseil d’Etat ne se prononce pas sur les différentes libertés fondamentales invoquées par la SMAER, non pas parce qu’elles ne constituent pas des libertés fondamentales entrant dans le cadre du référé-liberté (ce d’autant qu’il les a déjà reconnues, au gré de plusieurs décisions rendues antérieurement, comme pouvant fonder une telle procédure, à l’exception du principe de précaution), mais parce qu’il conclut, en tout état de cause, à l’absence de la troisième condition tenant aux caractères grave et manifestement illégal de l’atteinte portée à de telles libertés fondamentales.

 
4. Les syndicats auteurs des deux recours se sont largement appuyés sur la notion de carence, en l’occurrence celle des autorités administratives à édicter des mesures qu’elles sont réputées devoir prendre en pareille situation, et ce à un double titre, comme il est rappelé dans la décision du 22 mars 2020 :

- au titre des pouvoirs de police générale, notamment du Premier Ministre qui « peut, en vertu de ses pouvoirs propres, édicter des mesures de police applicables à l’ensemble du territoire, en particulier en cas de circonstances exceptionnelles, telle une épidémie avérée, comme celle de covid-19 que connaît actuellement la France » ;

- et au titre des dispositions spécifiques de l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique, qui prévoient notamment qu’« En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d'urgence, notamment en cas de menace d'épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l'intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population », et « habiliter le représentant de l'Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures d'application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles (…) ».
 
En d’autres termes, les caractères grave et manifestement illégal de l’atteinte aux libertés fondamentales invoquées ne résident pas, dans l’esprit des syndicats requérants, dans ce que l’administration aurait pu faire, mais précisément dans ce qu’elle n’a pas fait ou ne fait pas.


5. Il est clair que cette configuration place le Juge administratif dans une évidente difficulté, car il lui est naturellement plus facile de déceler une illégalité dans une décision que dans une indécision, cette dernière constituant à ce titre un acte négatif dans lequel une telle illégalité a logiquement bien du mal, pour reprendre le terme consacré, à se « manifester ».

Ce d’autant que le Juge administratif s’est toujours astreint à ne pas interférer dans le travail et le fonctionnement des différentes autorités administratives, en vertu du principe d’interdiction des injonctions faites à l’administration.
Il n’en demeure pas moins que la procédure de référé-liberté, parce qu’elle permet au Juge d’ordonner « toutes mesures », est un des tempéraments les plus aboutis à ce principe, et le Conseil d’Etat a ainsi rappelé dans la décision du 22 mars 2020, pour ce qui se rapporte plus spécifiquement à la situation liée au Covid-19, que « Lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par cet article, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence ».
 

6. Cela étant, le Syndicat jeunes médecins et autres demandaient à ce qu’il soit enjoint au Premier ministre et au ministre de la santé de « décider l’interdiction totale de sortir de son lieu de confinement, sauf autorisation délivrée par un médecin pour motif médical, l’arrêt des transports en commun, l’arrêt des activités professionnelles non vitales et la mise en place d’un ravitaillement à domicile de la population dans des conditions sanitaires visant à assurer la sécurité des personnels chargés de ce ravitaillement », et de prendre « les mesures propres à assurer la production massive de tests de dépistage et permettre le dépistage de tous les professionnels de santé ».

Le Conseil d’Etat a donné partiellement satisfaction au syndicat, chose rare dans le cadre de ce type de recours, et particulièrement dans une situation troublée qui peut pousser le Juge à la prudence.
 
7. S’agissant des mesures de confinement total sollicitées par le syndicat, il n’est pas apparu au Conseil d’Etat « que le Premier ministre ait fait preuve d’une carence grave et manifestement illégale en ne décidant pas un confinement total de la population sur l’ensemble du territoire selon les modalités demandées par le syndicat requérant »
 
Cette solution s’appuie sur plusieurs constats et éléments de fait :

- d’abord, le Conseil d’Etat a pris acte et s’est satisfait, dans le cadre d’une mise en balance entre, d’une part, les « moyens dont dispose l’autorité administrative compétente », et d’autre part, les « mesures qu’elle a, dans ce cadre, déjà prises », du caractère évolutif et encore « adaptable » des différentes mesures édictées par plusieurs arrêtés successifs du Premier ministre et du ministre de la santé ;

- ensuite, le ravitaillement à domicile de la population et l’arrêt des transports en commun tels que le syndicat les a demandés ont pu paraître non seulement disproportionnés aux yeux du Conseil d’Etat, mais aussi contraires aux objectifs recherchés, en l’état du risque de « graves ruptures d’approvisionnement » et de l’impossibilité de poursuivre les « diverses activités vitales dans des conditions de fonctionnement optimales (…) elle-même tributaire de l’activité d’autres secteurs ou professionnels qui directement ou indirectement leur sont indispensable », que ces mesures pourraient engendrer.

 
8. Il convient de préciser à ce stade, et ainsi que le Conseil d’Etat a lui-même tenu à le rappeler, ce qui n’est sans doute pas anodin, que son office consiste à apprécier la nature et l’étendue des mesures que les autorités administratives ont « déjà prises » au jour où il statue, et non leur tardiveté, notion qui ouvre un tout autre débat.
A cet égard, on pourra s’étonner de ce que le décret interdisant le déplacement de toute personne hors de son domicile ait été pris le 16 mars 2020, soit le lendemain à peine de la tenue d’un premier tour électoral ayant été expressément maintenu, et pour lequel plus de 20 millions de Français se sont déplacés dans les bureaux de vote.

Si la pandémie de Covid-19 présente un caractère évolutif rapide, il est difficile de croire que les données scientifiques dont disposait le Gouvernement aient significativement changé en si peu de temps et justifiant une variation si soudaine entre mobilisation démocratique, impliquant un déplacement massif des personnes hors de leur domicile, et confinement.

Dès lors, et si de telles circonstances ne sont pas de nature à caractériser une carence du Gouvernement, et en toute hypothèse au jour où le Conseil d’Etat a été appelé à statuer, elles sont néanmoins susceptibles de révéler un comportement fautif pouvant engager sa responsabilité, ne serait-ce qu’administrative.
Des actions en justice ont d’ailleurs déjà été entreprises en ce sens, et pourront encore l’être à l’avenir.

 
9. S’agissant du « renforcement des mesures actuelles » réclamé par les syndicats, le Conseil d’Etat a jugé que « si l’économie générale des arrêtés ministériels et du décret du 16 mars 2020 ne révèle pas une telle carence, celle-ci est toutefois susceptible d’être caractérisée si leurs dispositions sont inexactement interprétées et leur non-respect inégalement ou insuffisamment sanctionné ».

Le Juge a notamment relevé l’« ambiguïté » de certaines dispositions du décret du 16 mars 2020 instituant le confinement, dont celles concernant les motifs de sortie dérogatoire liés aux « déplacements pour motif de santé » et aux « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l'activité physique individuelle des personnes, à l'exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie », ainsi que celles relatives au     « fonctionnement des marchés ouverts, sans autre limitation que l’interdiction des rassemblements de plus de cent personnes dont le maintien paraît autoriser dans certains cas des déplacements et des comportements contraires à la consigne générale ».

Il est vrai que la clarté et l’intelligibilité des mesures prises n’ont pas été à la hauteur de l’enjeu, et d’ailleurs le maintien du premier tour des élections municipales ainsi que la conduite du Chef de l’Etat se montrant en exemple au théâtre quelques jours plus tôt pour exhorter les citoyens à sortir, n’ont certainement pas aidé à la responsabilisation collective attendue et permettant d’éviter des « comportements contraires » à la consigne qui, bien que générale, n’a malheureusement pas été la seule dans le temps.

En tout état de cause, le rappel fait par le Conseil d’Etat, suivant lequel les autorités nationales et locales doivent procéder à « une information précise et claire du public sur les mesures prises et les sanctions encourues », est là encore loin d’être banal…

 
10. De ce qui précède, le Conseil d’Etat a finalement enjoint au Premier ministre et au ministre de la santé de « préciser la portée de la dérogation au confinement pour raison de santé », de « réexaminer le maintien de la dérogation pour « déplacements brefs à proximité du domicile » compte tenu des enjeux majeurs de santé publique et de la consigne de confinement », et de « évaluer les risques pour la santé publique du maintien en fonctionnement des marchés ouverts, compte tenu de leur taille et de leur niveau de fréquentation », ce qui fut fait par décret du 23 mars 2020 modifiant notamment le formulaire d’attestation de déplacement obligatoire.

Aussi, et quand bien même cela n’est pas au nombre des injonctions contenues dans le dispositif de la décision, il est rappelé :

- que « si le non-respect par la population des « gestes barrière » imposés par les autorités sanitaires et des interdictions de déplacement, alors qu’il appartient à chaque personne de contribuer ainsi à la non propagation du virus, ne saurait constituer une carence manifeste des pouvoirs publics, il appartient néanmoins à ces derniers de mettre en place les mesures d’organisation et de déploiement des forces de sécurité de nature à permettre de sanctionner sur l’ensemble du territoire les contrevenants » ;

- et qu’il « appartient également à ces mêmes autorités de s’assurer, dans les lieux recevant du public où continue de s’exercer une activité, du respect des « gestes barrière » et de la prise des mesures d’organisation indispensables ».

 
11. En ce qui concerne enfin les mesures de dépistage, le Conseil d’Etat a considéré ce qui suit :

« Il résulte des déclarations du ministre de la santé et de celles faites à l’audience d’une part que les autorités ont pris les dispositions avec l’ensemble des industriels en France et à l’étranger pour augmenter les capacités de tests dans les meilleurs délais, d’autre part que la limitation, à ce jour, des tests aux seuls personnels de santé présentant des symptômes du virus résulte, à ce jour, d’une insuffisante disponibilité des matériels. Les conclusions de la demande ne peuvent, par suite, sur ce point, eu égard aux pouvoirs que le juge des référés tient des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, qu’être rejetées ».
 
Si le Juge rejette les demandes des syndicats sur ce point, une telle motivation n’absout pas totalement le Gouvernement.

D’abord, et ainsi qu’il a été déjà dit s’agissant des mesures de confinement, le Juge est bien obligé de constater, au jour il statue, que des mesures ont bien été prises en termes de dépistage, notamment auprès des industriels en France et à l’étranger, ce qui ne signifie pas que ces mesures ont été prises à temps, et l’emploi à deux reprises de la locution « à ce jour » dans un seul et même Considérant tend à confirmer cette grille de lecture.

Ensuite, si le Juge considère qu’il ne peut faire droit à la demande des syndicats tendant à « permettre le dépistage de tous les professionnels de santé », c’est parce qu’il ne peut pas faire davantage que ce que le Gouvernement est lui-même dans l’incapacité de faire ou – dit autrement – de l’enjoindre à faire quelque chose d’impossible, en l’état « d’une insuffisante disponibilité des matériels », situation qu’il est ainsi contraint de déplorer tout en faisant lui aussi l’aveu de son impuissance. 
 
 
12. La décision du 28 mars 2020 est plus longue et plus radicale, puisqu’elle rejette l’intégralité des demandes des requérants, qui demandaient à ce qu’il soit enjoint à l’Etat de prendre toutes mesures utiles :

- « pour fournir des masques FFP2 et FFP3 sur le territoire national, aux médecins et professionnels de santé, notamment en réquisitionnant des usines de production à l’échelle industrielle, en réquisitionnant et mobilisant les réserves des particuliers et entreprises, et en prononçant, des interdictions d’exportation » ;

- « pour fournir des masques chirurgicaux aux malades et à la population générale » ;

- « pour informer les professionnels de santé de la fourniture de masques, de leur quantité et de leurs dates et lieux de livraison » ;

- « pour fournir aux professionnels de santé les moyens de dépistage massif et pour dépister la population en vue de prendre des mesures de protection ciblées » ;

- « pour fournir et autoriser les médecins et hôpitaux à prescrire et administrer aux patients à risque l’association de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine, en respectant les précautions d’emploi de cette association » ;
- et « pour autoriser tous les laboratoires de biologie médicale à réaliser les tests de dépistage, notamment, en édictant des actes réglementaires, circulaires et lignes directrices, à destination des agences régionales de santé ».
 
La fédération des médecins de France demandait en outre que « les injonctions relatives aux masques soient étendues aux autres matériels de protection (lunettes, blouses, surblouses, charlottes, surchaussures, alcool et solutions hydroalcooliques) ».

Une autre partie intervenante demandait pour sa part qu’il soit enjoint à l’autorité étatique :

- « d’autoriser tout praticien à utiliser l’association entre l’hydroxychloroquine et l’azithromycine » ;
- « à prendre toute mesure permettant un dépistage massif de la population » ;
- « d’assurer une diffusion massive des masques chirurgicaux à la population contrainte de se déplacer hors confinement et des masques FFP2 aux personnels médicaux ainsi que des gants de protection, et d’autre part, à ce que le Défenseur des droits soit invité à formuler des recommandations ».
 
Pour rejeter ces demandes d’envergure formulées par les requérants, le Conseil d’Etat a articulé sa motivation en deux temps : en premier lieu, s’agissant des masques ; en deuxième lieu, s’agissant de la chloroquine.

 
13. S’agissant des masques tout d’abord, le Conseil d’Etat s’est livré à une analyse très critiquable, sa décision étant sur ce point entachée - il faut bien le dire - de nombreuses approximations et insuffisances.

Le Juge tente certes de faire œuvre de pédagogie en se livrant à une longue motivation factuelle, mais omet néanmoins de répondre aux questions cruciales qui se posent dans la situation qui est la nôtre, ce qui ne va pas dans le sens de la clarté et de la transparence espérées par les citoyens et surtout par les justiciables, au premier rang desquels se trouvent les professionnels de santé.

En ce qui concerne plus spécifiquement l’approvisionnement des masques, il rappelle qu’il existe deux types de masques : le masque anti-projections, destinés à être portés par les malades pour ne pas contaminer les autres personnes ; et les masques FFP2, ayant quant à eux vocation à protéger ceux qui les portent ; avec cette précision que ces deux types de masques ont une durée d’usage limitée à quelques heures.

Aussi le Conseil d’Etat a-t-il répertorié, « lors du début de l’épidémie », un stock d’état de 117 millions de masques anti-projections, et aucun stock stratégique de masques FFP2, sans que la date exacte du début de l’épidémie soit d’ailleurs précisée (sachant que l’OMS l’a ensuite qualifiée de pandémie à compter du 11 mars 2020).

Or, il relève que des mesures ont été prises pour renforcer la production nationale et procéder à l’importation de masques, mais toujours sans préciser la nature et les modalités de ces mesures, et que des réquisitions ont été décidées jusqu’au 31 mai 2020, portant « sur les stocks de masques, notamment de type FFP2 détenus par toute personne morale de droit public ou de droit privé, et par ailleurs, de masques anti-projections détenus par les entreprises en assurant la fabrication ou la distribution ».

Le Juge en déduit que, « Grâce à ces mesures », auxquelles il ajoute les « dons » et des « centaines de millions de masques » commandés, en faisant encore une fois l’économie de l’exactitude, le Gouvernement disposera, comme il le « prévoit », de « 24 millions de masques par semaine avec une augmentation progressive de la capacité de production en France de 6 à 8 millions de masques par semaine, dont la moitié de masques FFP2 à partir d’avril ».

Une telle motivation au goût d’inachevé ne saurait satisfaire :

- d’abord, elle est exprimée in futurum et sur la base de simples hypothèses, puisqu’elle ne repose que sur des mesures « annoncée[s] » et des livraisons « attendues », avec des effets escomptés « prochainement », toujours sans la moindre précision quant à la date ou ne serait-ce que la période exacte, et selon ce que le gouvernement « prévoit de disposer », cette virtualité paraissant peu satisfaisante dans une situation aussi concrète et réelle telle que révélée par l’extrême urgence du recours engagé ;

- ensuite, elle ne comporte aucune indication sur les besoins en masques, ce qui paraît tout de même un préalable indispensable pour apprécier la suffisance du nombre de stocks ainsi annoncé.


14. S’agissant de la distribution des masques, le Conseil d’Etat reconnait bien volontiers « qu’une partie seulement des masques qui sont mis à disposition des médecins et infirmiers de ville sont, à ce jour, de type FFP2, alors que ceux-ci sont nécessaires pour assurer une protection satisfaisante », et « que la dotation de masques chirurgicaux est encore, quantitativement insuffisante ».

Mais, pour conclure à l’absence de carence caractérisée imputable à l’Etat, le Juge se contente d’énoncer, au conditionnel et dans l’approximation la plus totale, que « cette situation devrait connaître une nette amélioration au fil des jours et semaines à venir compte tenu des mesures » analysées plus haut.
Que faut-il entendre par « nette amélioration » et par « au fil des jours et semaines à venir »… ?
Le Conseil d’Etat a tout de même habitué praticiens et observateurs à bien plus de rigueur, aussi bien dans la motivation de ses décisions que dans son exigence de justification par les parties, y compris la partie administrative, dont il se contente en l’espèce de retenir les annonces et les prévisions.

La suite de la décision n’est pas plus convaincante, puisqu’il ajoute qu’il n’y a « pas matière à prononcer les mesures que les requérants sollicitent et qui ne pourraient être utilement prises pour augmenter le volume de masques disponible à bref délai, ces mesures étant, au demeurant, pour certaines déjà mises en œuvre ».
Or, si « certaines » des mesures sollicitées par les requérants sont déjà mises en œuvre par le Gouvernement, c’est qu’elles ne le sont pas toutes, et il y a donc là une contradiction qui restera sans réponse.

 
15. Enfin, le Conseil d’Etat rejette l’existence de toute carence de l’Etat dans le non-respect des réquisitions des masques FFP3, quand bien même il reconnaît qu’ils « offrent une protection supérieure à celles des masques de type FFP2 », au seul et unique motif qu’ils « sont surtout destinés au secteur du bâtiment ».
Là encore, cet énoncé expéditif ne permet pas de comprendre en quoi le fait que ces masques FFP3 soient destinés au secteur du bâtiment pourrait obérer l’incapacité de l’Etat à assurer l’exécution de ses propres réquisitions, du moment qu’elles ont bien pour objet ce type de masques.

 
16. En outre, le Conseil d’Etat considère que « Le moyen [des requérants] tiré de l’existence d’une carence caractérisée dans la mise à disposition de masques destinés à la population n’est pas assorti des précisions permettant d’en apprécier le bienfondé ».
 
 
Si l’on comprend que c’est le moyen qui est infondé, il n’en demeure pas moins que, de facto, la pénurie de masques destinés à la population est avérée et relève du secret de polichinelle, excluant ainsi toute nécessité pour les requérants d'avoir à l’assortir de quelconques précisions, et il aurait été préférable d’avoir la position du Conseil d’Etat sur ce point plutôt que le voir ainsi botter en touche.

Cette exigence de précisions est d’autant plus incongrue que le Conseil d’Etat, lorsqu’il énonce « que le caractère limité des stocks disponibles implique, à ce jour, le maintien des réquisitions précitées relatives aux masques dits chirurgicaux, au bénéfice notamment des personnels de santé », doit être regardé comme reconnaissant lui-même que ces masques viennent nécessairement à manquer à la population.

 
17. S’agissant des tests de dépistage, et dans le prolongement de ce qu’il avait jugé dans sa décision du 22 mars 2020, le Conseil d’Etat, rappelant à nouveau que la « limitation des tests (…) résulte d’une insuffisante disponibilité des matériels », énonce que « Les conclusions aux fins d’injonction tendant à ce qu’il soit procédé massivement à des tests de dépistage et à ce que ces tests puissent être pratiqués dans les laboratoires de biologie médicale ne peuvent, par suite, eu égard aux pouvoirs que le juge des référés tient des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, qu’être, en tout état de cause, rejetées ».

Y ajoutant néanmoins qu’ « Il résulte de la conférence de presse du ministre des solidarités et de la santé du 21 mars 2020 et des éléments transmis par celui-ci dans la présente instance, d’une part, que les autorités ont pris les dispositions avec l’ensemble des industriels en France et à l’étranger pour augmenter les capacités de tests dans les meilleurs délais, et les diversifier notamment pour permettre qu’un grand nombre puissent être pratiqués dans les laboratoires de biologie médicale, dans la perspective de la sortie du confinement qui n’interviendra pas avant le 15 avril prochain ».
 

18. La décision en arrive enfin à trancher le débat concernant la disponibilité et l’utilisation de la chloroquine, qui connaît une résonnance politique, pour ne pas dire polémique.

Pour ce faire, il procède à un certain nombre de rappels salutaires, à savoir notamment que le sulfate d’hydroxychloroquine commercialisé par le laboratoire Sanofi sous le nom de marque de Plaquenil, en vertu d’une autorisation de mise sur le marché initialement délivrée le 27 mai 2004, a des indications thérapeutiques précises (« traitement symptomatique d’action lente de la polyarthrite rhumatoïde, le lupus érythémateux discoïde, le lupus érythémateux subaigu, le traitement d'appoint ou prévention des rechutes des lupus systémiques et la prévention des lucites »), et qu’elle ne pouvait donc jusqu’ici, en l’absence de recommandation temporaire d’utilisation et d’alternative médicamenteuse, « être prescrite pour une autre utilisation ».
 
 
Il fait également mention des trois études connues ou en cours à ce jour :

- « une étude chinoise publiée au début du mois de mars 2020 a[yant] documenté l’activité in vitro de l’hydroxychloroquine sur le virus » ;

- « Une recherche (…) conduite, du 5 au 16 mars 2020, par une équipe de l’institut hospitalo-universitaire de Marseille en utilisant l’hydroxychloroquine en association avec un antibiotique, l’azithromycine, chez vingt-six patients, dont les auteurs déduisent que le traitement par hydroxychloroquine est associé à une réduction ou une disparition de la charge virale chez des patients atteints du covid-19 et que cet effet est renforcé par l’azithromycine » ;

- et un « essai clinique européen « Discovery » pour tester l’efficacité et la sécurité de cinq molécules, dont l’hydroxychloroquine, dans le traitement du covid-19, incluant 3 200 patients européens, dont au moins 800 patients français hospitalisés pour une infection due au covid-19 », lancé le 22 mars 2020 et dont les premiers résultats sont attendus quinze jours après.
 
Il prend acte, ensuite, des mesures réglementaires adoptées par le Gouvernement à ce sujet selon la chronologie suivante :

- le 24 mars 2020, le ministre de la santé déclarait que la chloroquine serait autorisée uniquement pour traiter les « formes graves » de Covid-19, suivant l’avis du Haut conseil de santé publique ;
- par décret du 25 mars 2020, la condition tenant à l’application aux seules formes graves a visiblement été abandonnée, puisqu’il a été prévu que « l'hydroxychloroquine et l'association lopinavir/ ritonavir peuvent être prescrits, dispensés et administrés sous la responsabilité d'un médecin aux patients atteints par le covid-19, dans les établissements de santé qui les prennent en charge, ainsi que, pour la poursuite de leur traitement si leur état le permet et sur autorisation du prescripteur initial, à domicile » ;

- puis, par décret du 26 mars 2020, il a été ajouté que « Ces prescriptions interviennent, après décision collégiale, dans le respect des recommandations du Haut conseil de la santé publique et, en particulier, de l'indication pour les patients atteints de pneumonie oxygéno-requérante ou d'une défaillance d'organe ».
 
Ces revirements opérés coup sur coup en l’espace de seulement trois jours ajoutent malheureusement à la confusion ambiante, notamment au sein des professionnels de santé eux-mêmes. 
Toujours est-il que l’état du droit est, à ce jour, celui qui est exposé par le Conseil d’Etat, à savoir celui résultant du décret du 25 mars 2020 modifié par le décret du 26 mars 2020.

 
19. Or, le Conseil d’Etat estime que « le choix de ces mesures ne peut être regardé, en l’état de l’instruction, comme portant une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie et au droit de recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu’appréciés par le médecin ».

Il s’appuie en cela sur une analyse très poussée des trois études précitées, et conclut que les deux études menées en France et en Chine « ne permettent pas de conclure à l'efficacité clinique de l’hydroxychloroquine », dont il rappelle également les effets secondaires, tandis que « l’essai clinique européen « Discovery », dont les premiers résultats seront connus dans une dizaine de jours (…), permettra de recueillir des résultats plus significatifs ».
Le Conseil d’Etat s’en remet donc une nouvelle fois, par prudence ou par précaution, à des résultats futurs tout en prenant acte de la possibilité de prescrire ce produit dans certains cas, et – pour reprendre le terme qu’il a employé s’agissant des tests de dépistage – « en attendant ».

 
20. En ce qui concerne enfin l’approvisionnement des patients sur le territoire national, le Conseil d’Etat a rejeté la demande des requérants tendant à ce qu’il soit enjoint au Gouvernement « de prendre sans délai les mesures nécessaires à la production et à la constitution de stocks d’hydroxychloroquine et d’azithromycine », selon deux motifs là encore très discutables :
- d’abord, parce que « les décrets des 25 et 26 mars 2020 interdisent l’exportation du Plaquenil par les grossistes-répartiteurs », mais est-ce que cela est suffisant ? ;
- ensuite, parce que les requérants ne précisent pas eux-mêmes « quelles seraient les mesures qui pourraient être prises utilement et à très bref délai », mais est-ce à eux de le faire, et pas plutôt au gouvernement justement ?
 

21. Tels sont les éléments d’appréciation que le Conseil d’Etat a pu porter sur les demandes désespérées des professionnels de santé, dont on rappellera qu’ils sont en première ligne, et à qui il faut rendre hommage pour leur exceptionnel dévouement.
Ils nous rappellent qu’à défaut de moyens matériels suffisants, la France compte parmi ses richesses des caractères et des vocations.

Aussi, la position du Conseil d’Etat n’est-elle ni définitive, ni même partagée par d’autres juridictions administratives qui, dans le cadre d’autres procédures en référé-liberté, peuvent adopter des positions différentes en fonction des spécificités locales.
 
 
  
22. On notera à cet égard la décision rendue le 28 mars 2020 par le Juge des référés du Tribunal administratif de Guadeloupe, qui a considéré :

- s’agissant des tests de dépistage, que « Le nombre de lits de réanimation particulièrement limité en Guadeloupe par rapport à sa population, l’insularité qui restreint considérablement les possibilités d’évacuations sanitaires de masse en cas de surcharge des établissements de soins locaux, le manque de fiabilité des données relatives au nombre de personnes contaminées, la pénurie avérée de matériels de protection des soignants et des personnels des forces de l’ordre, et celle de tests de dépistage caractérisent en elles-mêmes des carences du système de santé local, constitutives d’atteintes graves et manifestement illégales au respect de la vie. Par suite, et afin de se prémunir d’une nouvelle situation de pénurie telle qu’elle est déjà avérée à ce jour, alors que le pic de la pandémie n’est pas atteint et en application du principe constitutionnel de précaution, il y a lieu de faire droit aux conclusions de l’UGTG tendant à ce qu’il soit enjoint en Centre Hospitalier Universitaire de la Guadeloupe (CHU) et à l’Agence Régionale de Santé de la Guadeloupe de passer commande de tests de dépistage de covid-19 en nombre suffisant pour couvrir les besoins de la population de l’archipel guadeloupéen » ;

- et s’agissant de l’hydroxychloroquine, qu’« Il résulte également de l’instruction, notamment des déclarations et des publications du professeur Didier Raoult, spécialiste des maladies infectieuses et directeur de l’IHU Méditerranée Infection de Marseille, la combinaison de l’hydroxychloroquine à un antibiotique peut donner des résultats encourageants dans le traitement de cas sévères d’infections au nouveau coronavirus. Cette combinaison de médicaments est d’ailleurs incluse dans un essai clinique européen de grande envergure baptisée Discovery, qui porte sur plusieurs centaines de patients en Europe, notamment en France, en Italie et en Espagne, et dont le but est de lutter contre le coronavirus. S’il convient d’être prudent sur les résultats de cette étude et sur les effets de ces médicaments, il n’en demeure pas moins que, là encore au nom du principe de précaution et pour les mêmes raisons qu’évoquées au paragraphe précédent, il est nécessaire d’anticiper les besoins de la population sauf à porter une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie. Par suite, il y a lieu de faire droit aux conclusions de l’UGTG tendant à ce qu’il soit enjoint au Centre Hospitalier Universitaire de la Guadeloupe (CHU) et à l’Agence Régionale de Santé de la Guadeloupe de passer commande, sans attendre, des doses nécessaires au traitement de l’épidémie de Covid-19 par l’hydroxychloroquine et l’azithromycine, comme défini par l’IHU Méditerranée infection, compte tenu des délais de commande, de fabrication et d’acheminement, dans le cadre défini par le décret n° 2020-314 du 25 mars 2020 complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 » (TA Guadeloupe, 28 mars 2020, n° 2000295).
 
 
23. On relèvera ici la référence à deux reprises au principe constitutionnel de précaution, prévu par les dispositions de l’article 5 de la Charte de l’environnement, ci-après rappelées :

« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
 
Lequel principe impose à l’Etat et à toutes autorités administratives, selon une jurisprudence constante et bien établie, « de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en œuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que, eu égard, d'une part, à la plausibilité et à la gravité du risque, d'autre part, à l'intérêt de l'opération, les mesures de précaution dont l'opération est assortie afin d'éviter la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives » (CE, 7 mars 2018, n° 399727).

La décision du Tribunal administratif de Guadeloupe semble par conséquent plus en phase avec la réalité de la situation et permet d’envisager des mesures concrètes d’ « anticipation », et il conviendra probablement, en fonction des besoins qui se feront sentir et compte tenu des carences constatées pour y répondre, d’introduire d’autres recours auprès d’autres tribunaux administratifs pour obtenir satisfaction.                              
 
 
Cet article n'engage que son auteur.
 
 

Auteur

Fabien GRECH

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