Le Conseil d'Etat recadre le droit indemnitaire de l'entreprise titulaire d'un marché à forfait
Publié le :
25/09/2013
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Le fait de l’administration susceptible d’ouvrir droit à indemnisation, même sans bouleversement de l’économie du contrat, doit consister en une véritable faute contractuelle de sa part.
Le Conseil d’Etat a jugé, dans un arrêt du 5 juin 2013, que les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie, soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à une faute de la personne publique (CE, 5 juin 2013, Région Haute-Normandie, req. n° 352917).
Retour sur cette décision aux conséquences non négligeables pour les entreprises.
Contexte de la décisionEn 2001, la région Haute-Normandie a confié à une entreprise de bâtiment l’exécution du lot « menuiseries intérieures, cloisons, doublage » d’une opération de restructuration d’un lycée à Evreux.
Le marché comprenait une tranche ferme et une tranche conditionnelle.
Estimant avoir subi un préjudice du fait de l’allongement des délais d’exécution de chacune des tranches, la société titulaire a sollicité, dans le cadre de son décompte final, une indemnisation couvrant les frais généraux et d’immobilisation supplémentaires engagés.
Le décompte général notifié par le maître de l’ouvrage ne reprenant pas le montant complémentaire réclamé, la société a refusé de le signer et a présenté un mémoire en réclamation.
Suite au rejet de sa réclamation par la région Haute-Normandie, la société a saisi le Tribunal administratif de Rouen d’une demande de condamnation de la région à l’indemniser de son préjudice, tout en sollicitant la désignation d’un expert.
L’expertise réalisée a fait apparaître que les retards avaient pour origine une désorganisation du chantier et les manquements commis par les autres intervenants à l’opération de construction.
Néanmoins, le Tribunal administratif a rejeté la demande indemnitaire par un jugement en date du 17 juin 2008.
Saisi par l’entreprise, la Cour administrative d’appel de DOUAI a quant à elle fait droit à la requête en retenant, au vu des conclusions du rapport d’expertise, que les retards n’étaient pas imputables à la requérante et que le préjudice financier était établi. La Cour a également rejeté les appels en garantie formés par la région à l’encontre de l’équipe de maîtrise d’œuvre et du maître d’ouvrage délégué en considérant que la région n’établissait pas une faute de leur part dans l’exécution de leur contrat.
La solution retenue par la CourPour accueillir les conclusions de la société requérante, la Cour a tout d’abord rappelé que les difficultés rencontrées par l’entrepreneur dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise que dans la mesure où elle justifie, soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à un fait de l’administration.
Il s’agit là d’une solution désormais classique dans le cadre des marchés forfaitaires dans lesquels le prix a vocation à couvrir tous les travaux nécessaires à la réalisation du marché (CE 19 février 1975, Ministre d'État chargé de la Défense nationale c/ Société Entreprises Campenon-Bernard et autres, req. n°80470 – CE, 12 mai 1982, Société des Travaux Publics et Bâtiments THEG, req. n°23340 – CE, 19 février 1992, SA Dragages et TP, req. n°47265).
Hors les cas rappelés par la Cour, l’entreprise ne peut donc pas solliciter une augmentation du prix si les quantités réalisées sont supérieures à celles initialement prévues (CAA Nancy, 29 avril 2010, Groupe 1000, req. n°09NC00490). Inversement, la réduction des coûts du marché n’entraîne pas une modification du prix global et forfaitaire à la baisse (CAA Nancy, 7 juin 2012, Centre hospitalier Geneviève de Gaulle Anthonioz, req. n° 11NC00510).
Cependant, la Cour a ajouté, - et c’est là le point qui nous occupe -, que le « fait » de l’administration ouvrant droit à indemnité au profit de l’entrepreneur peut résulter de fautes commises par les autres intervenants à l’opération de construction dans le cadre de laquelle a été passé le marché.
Autrement posé, selon la Cour, la région Haute-Normandie devait répondre vis-à-vis de l’entreprise requérante des fautes et agissements des autres intervenants sur le chantier.
Une telle solution n’avait a priori rien de surprenant et s’inscrivait dans un mouvement jurisprudentiel que l’on croyait bien établi.
Plusieurs cours administratives d’appel avaient ainsi condamné un maître d’ouvrage à réparer le préjudice subi par une entreprise du fait de manquements et carences du maître d’œuvre et/ou des titulaires d’autres lots (CAA Bordeaux, 29 juillet 2010, société Clemessy, req. n°09BX00135 – CAA Marseille, 20 octobre 2008, société Crudeli SA c/ commune de la Seyne sur Mer, req. n°06MA02112 – CAA Nancy, 18 décembre 2008, société Cari, req. n°06NC01337).
Le Conseil d’Etat avait d’ailleurs retenu une solution identique dans un arrêt de 1976 : « Considérant qu'il résulte de ce qui précède que c'est à bon droit que le Tribunal administratif a reconnu a la société Bruno Rostand droit à réclamer à l'Etat la réparation du préjudice causé par l'allongement dans la limite de 104 jours de la durée de ses travaux et imputable aux fautes commises tant par l'administration que par les architectes et par les autres entrepreneurs dans les conditions ci-dessus indiquées » (CE, 28 janvier 1976, Delestrade, req. 88841),
Plus récemment, la Haute Juridiction a réaffirmé le droit à l’indemnisation intégrale des préjudices subis du fait de retards dans l’exécution du marché imputables au maître de l’ouvrage ou à ses autres cocontractants (CE, 13 juin 2012, Société Fouchard et Compagnie, n° 343788 - CE, 1er août 2012, Sté Scarpari, n° 342337).
Le « recadrage » du Conseil d’EtatSaisi par la région, le Conseil d’État a annulé l’arrêt de la cour administrative d’appel en jugeant que :
« (…) les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique ».
Ainsi, le fait de l’administration susceptible d’ouvrir droit à indemnisation, même sans bouleversement de l’économie du contrat, doit consister en une véritable faute contractuelle de sa part. A défaut, les difficultés rencontrées en cours d’exécution du chantier ne peuvent être imputées à la personne publique.
Dès lors, en jugeant que la responsabilité de la région Haute-Normandie était susceptible d'être engagée du seul fait de fautes commises par les autres intervenants à l'opération, la Haute Juridiction a estimé que les juges d’appel avaient commis une erreur de droit.
Le Conseil d’Etat écarte donc la solution consistant pour le maître de l’ouvrage à jouer le rôle de garant des agissements des autres constructeurs intervenants sur le chantier.
Conséquences pratiquesSur un plan pratique, cette décision est particulièrement dure pour les entreprises titulaires de marchés à forfait qui ne pourront plus se retourner contre la personne publique maître d’ouvrage pour obtenir la réparation des préjudices consécutifs aux fautes des autres intervenants.
Les entreprises victimes ne sont toutefois pas privées de toute action. Elles pourront tenter de rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des constructeurs responsables et ce, devant le juge administratif. Il est en effet jugé qu’un litige né de l’exécution d’une opération de travaux publics et opposant des participants à la réalisation de ces travaux, relève de la compétence de la juridiction administrative, sauf si les parties en cause sont liées entre elles par un contrat de droit privé (TC, 24 novembre 1997, Société de Castro, Rec. p.540 – TC 15 janvier 1973 Sté Quillery-Goumy – CE , 30 janvier 2008, Sté Sogeparc CGST, req. n°272642).
Dans certaines circonstances et en fonction de la nature des préjudices subis, il pourra néanmoins s’avérer difficile pour les entreprises d’identifier précisément le ou les autres constructeur(s) fautif(s), notamment dans les opérations de bâtiments décomposée en plusieurs lots. Dans ce cas, la réalisation d’une expertise s’imposera.
Cet article n'engage que son auteur.
Crédit photo : © julien tromeur - Fotolia.com
Auteur
AMON Laurent
Avocat Associé
CORNET, VINCENT, SEGUREL NANTES
NANTES (44)
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