Les limites de la critique admissible à l’égard des magistrats agissant dans l’exercice de leurs fonctions

Les limites de la critique admissible à l’égard des magistrats agissant dans l’exercice de leurs fonctions

Publié le : 23/01/2017 23 janvier janv. 01 2017

Se référant aux dispositions de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et reprenant à son compte le principe directeur d’une jurisprudence établie de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’assemblée plénière de la Cour de cassation reconnait que les limites admissibles de la liberté d’expression doivent s’apprécier dans un sens plus favorable à celui qui s’exprime dès lors que ses propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général justifiant un droit du public à l’information (Cass. ass. plén., 16 déc. 2016, n° 08-86295).

Dans de nombreux domaines, l’étendue de la liberté d’information et d’expression constitue un enjeu démocratique. Certes, l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ouvre aux états signataires la possibilité de soumettre cette liberté à des restrictions ou à des sanctions lorsque celles-ci sont prévues par la loi. Mais, ces restrictions doivent constituer des mesures strictement nécessaires à la protection d’intérêts légitimes comme, par exemple, la santé ou l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Sur le thème de la protection de la santé, la France avait essuyé en 2006 une première condamnation de la CEDH.  A cette occasion, la juridiction européenne avait posé pour principe que l’intérêt général présenté par les questions de santé publique autorise des propos immodérés, c’est-à-dire « une dose d’exagération, voire même de provocation » lorsqu’il s’agit de critiquer l’inertie des autorités publiques sanitaires (Affaire Mamère c/ France, CEDH, 7 novembre 2006, Requête n° 12697/3).

Puis, au carrefour de la protection de la santé et de la protection du pouvoir judiciaire, la France avait encore essuyé en 2011 une condamnation de la  CEDH pour avoir injustement sanctionné un avocat du chef de la violation du secret professionnel à raison de la divulgation des conclusions d’une expertise ordonnée par un juge d’instruction et mettant en cause la responsabilité d’un laboratoire pharmaceutique dans la commercialisation de thérapeutiques susceptibles de présenter un risque pour la santé de l’homme.

En cette seconde occasion, la  CEDH avait estimé que la sanction infligée à cet avocat ne répondait pas à un besoin impérieux et qu’elle apparaissait disproportionnée, dès lors que « les faits concernaient directement une question de santé publique et mettait en cause, non seulement la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques (…), mais également des représentants de l’Etat en charge des questions sanitaires » (Affaire Mor contre France, CEDH, 15 décembre 2011, Requête n° 28198/09).

Dans le même esprit, la  CEDH était ensuite venue réaffirmer aux dépens de la France la légitimité du secret des sources, véritable attribut du droit à l’information reconnu aux journalistes, en rappelant que : « à la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations, s’ajoute le droit, pour le public d’en recevoir : il y a un intérêt légitime à ce que le public soit informé de ces questions » (Affaire Ressiot et autres contre France, CEDH, Requêtes 15054/07 et 15066/07, Arrêt du 28 juin 2012).

Au cas d’espèce, l’arrêt censuré par l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 16 décembre 2016 touchait au traitement judicaire d’une affaire criminelle ayant eue un retentissement national. Lui refusant le bénéfice de la bonne foi, la Cour d’appel avait condamné un avocat du chef de complicité de diffamation envers les magistrats en charge de l’instruction de cette affaire criminelle. Un grand quotidien, en effet, avait  reproduit dans ses colonnes la lettre que cet avocat avait adressé au garde des sceaux pour demander l’ouverture d’une enquête de l’inspection générale des services judiciaires dénonçant publiquement des faits de partialité imputés à ces magistrats dans l’instruction de l’assassinat du juge Bernard BOREL à Djibouti.

La procédure consécutive à cette publication est particulièrement méandreuse. Ces méandre sont le reflet d’une réticence à reconnaitre la dénonciation publique de l’éventuelle partialité des juges comme susceptible de relever d’un débat d’intérêt général, alors que l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales reconnait précisément, en considération de la nécessité de protéger leur impartialité, la légitimité des restrictions apportées en leur faveur à la liberté d’expression.

Car, si depuis les arrêts de la première chambre civile du 24 octobre 2006 (Pourvoi n° 04-16.706, Bull. n° 437) et de la chambre criminelle du 11 mars 2008 (Pourvoi n° 06-84.712, Bull. n° 59), la Cour de cassation, en suivant la jurisprudence de la CEDH, avait pu prendre en compte un degré de liberté plus grand lorsque les propos incriminés portaient sur « un sujet d’intérêt général » s’agissant notamment du traitement des affaires judiciaires (Crim. 12 mai 2009, pourvoi n° 08-85.732, Bull. n° 88) c’était aux conditions cumulatives que les propos tenus se fondent sur une base factuelle suffisante, que leur auteur ait procédé à une enquête sérieuse (Crim. 15 décembre 2015, pourvoi n° 14-83.481) et que ces propos ne caractérisent aucune attaque personnelle (Crim. 26 mai 2010, pourvoi n° 09-87.083 ; 1ère Civ, 3 février 2011, pourvois n° 09-10.301, Bull. 2011, I, n° 21, 09-10.303 ; Crim. 16 octobre 2012, pourvoi n° 11-88.715).

Mais, en considération de ce cumul d’exigences, la liberté d’expression des avocats dans la sphère publique n’était pas mieux assurée que celle des justiciables ordinaires.

L’avocat de la veuve du Juge BOREL avait ainsi été déclaré coupable par le tribunal correctionnel de Nanterre d’une complicité de diffamation envers les magistrats en charge d’instruire la procédure d’assassinat, le tribunal assimilant la publication de la critique à la manifestation nécessaire d’une animosité personnelle. La Cour d’appel de Versailles avait confirmé ce jugement.

La Cour de cassation avait censuré l’arrêt de la Cour de Versailles, mais uniquement pour un motif de forme. L’affaire avait été rejugée devant la Cour d’appel de Rouen et celle-ci avait de nouveau condamné l’avocat de la veuve du juge Bernard BOREL. La Cour de cassation avait ensuite rejeté le pourvoi formé à l’encontre de cet arrêt.

Saisie d’un recours, la CEDH avait condamné la France à l’occasion d’un premier arrêt de section. Mais, cette condamnation se limitait à sanctionner le défaut d’impartialité d’un des conseillers de la Cour de cassation, ce premier arrêt de la CEDH considérant comme justifiée la condamnation de l’avocat de la veuve du juge BOREL (Morice c/ France, CEDH, 5éme chambre, 11 juillet 2013, Req. n° 29369/10).

Au terme de cette longue procédure, la Grande Chambre de la  CEDH fut cependant conduite à statuer dans un sens contraire et à considérer, enfin, que la condamnation de l’avocat de la veuve du juge BOREL pour complicité de diffamation constituait une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression (Morice c/ France, CEDH, Grande Chambre, 23 avril 2015, Req. n° 29369/10).

C’est à la suite de cette condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme et dans le cadre d’une demande de révision de la condamnation de l’avocat de la veuve du juge BOREL que l’assemblée plénière de la Cour de cassation venait à se prononcer le 16 janvier 2016.

L’assemblée plénière devait tout d’abord apprécier la valeur d’un premier moyen tiré de l’article 41 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui garantit aux avocats l’immunité des propos qu’ils sont conduits à tenir dans le cadre de leurs activités juridictionnelles. Mais, la Cour de cassation écarte ce moyen en retenant que la lettre adressée au garde des sceaux dans le but d’obtenir l’ouverture d’une enquête de l’inspection générale des services judiciaires sur les dysfonctionnements imputés aux deux juges d’instruction ne constitue pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et que la reproduction de cette lettre dans un article de presse ne saurait relever de l’immunité des actes juridictionnels.

Ce n’est donc pas sur le fondement de l’immunité de principe de  l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 qu’un avocat peut être fondé à poursuivre dans les médias la critique d’un dysfonctionnement judiciaire.

C’est donc dans l’analyse concrète de l’expression publique qu’il importait de rechercher si les limites de la critique légalement admissible à l’égard de magistrats ayant agi dans l’exercice de leurs fonctions pouvaient avoir été dépassées. C’est ainsi qu’après avoir relevé que les propos tenus par l’avocat de la veuve du juge BOREL dans sa lettre au garde des sceaux « portaient sur un sujet d’intérêt général relatif au traitement judiciaire d’une affaire criminelle ayant eu un retentissement national et reposaient sur une base factuelle suffisante (…) ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression d’un avocat dans la critique et le jugement de valeurs portés sur l’action des magistrats et ne pouvaient être réduits à la simple expression d’une animosité personnelle envers ces derniers » l’assemblée plénière de la Cour de cassation peut retenir que la Cour d’appel de Rouen avait violé les garanties offertes par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en condamnant l’avocat de la veuve du juge BOREL.

L’arrêt de l’assemblée plénière harmonise ainsi de manière heureuse les jurisprudences de la CEDH et de la Cour de Cassation en jugeant que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire participent d’un débat d’intérêt général et en rappelant que, si les juges ont besoin de la confiance du public pour garantir l’Etat de droit et qu’il convient de les protéger contre des attaques dénuées de fondement, la défense d’un justiciable par son avocat peut légitimement se poursuivre dans les médias afin d’informer le public sur d’éventuels dysfonctionnements de l’institution judiciaire.

Car, ce faisant, un avocat agit en qualité d’acteur de la justice et se trouve directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci. Agissant pour la défense des intérêts du justiciable, l’avocat se trouve directement impliqué dans le fonctionnement de la justice.

Dans ce cadre, sa liberté d’expression doit pouvoir bénéficier d’un niveau de protection élevé. Ce niveau de protection s’applique aux critiques des magistrats agissant dans l’exercice de leurs fonctions. Toutefois, la critique admissible ne doit pas s’étendre à des attaques personnelles portant sur des accusations étrangères à ces fonctions et que ne sauraient en aucun cas justifier les intérêts de la défense d’un justiciable.


Cet article a été rédigé par François HONNORAT, avocat (Paris).

Cet article n'engage que son auteur.

Crédit photo : © Paty Wingrove - Fotolia.com


 

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