La réforme du Conseil économique et social français (PARTIE I)

La réforme du Conseil économique et social français (PARTIE I)

Publié le : 01/03/2013 01 mars mars 03 2013

AU CONFLUENT DE DEUX POUVOIRS POLITIQUES

Le juriste est un taxinomiste. Cependant, il arrive que les cases habituellement consacrées en droit ne suffisent pas à appréhender justement une réalité. Le CESE est un «ovni» constitutionnel en ce sens qu’il est difficile de le ranger dans une catégorie de pouvoir politique. Cette institution n’est ni une assemblée parlementaire ni un service gouvernemental. La réforme de 2010 n’a pas résolu la question de la classification de cet organe, bien au contraire, le CESE, à mi chemin entre les pouvoirs exécutif et législatif, est une nouvelle illustration de la réception en droit français de la théorie de la séparation des pouvoirs qui correspond à une situation de collaboration des pouvoirs. Le CESE «participe à toute l’activité de l’Etat, mais il y participe d’une manière différente»[1] parce qu’il est une institution paragouvernementale (A) et paraparlementaire (B).

 
A.   Une institution paragouvernementale
 
Le CES est conçu en 1958 comme le conseiller du gouvernement alors que sous le régime de la IVe République, le Conseil Economique pouvait être saisi par le pouvoir législatif même si en pratique cette institution consultative était exclusivement un outil du pouvoir exécutif durant cette période.
 
Sous l’empire de la Ve République, le CES gravite dans la sphère des services gouvernementaux tant sur le plan budgétaire que fonctionnel. Jusqu’à la réforme de 2010, le CES était, et ce malgré le vocable fréquemment employé à son profit de « Troisième assemblée », un genre particulier de cabinet ministériel. Avec l’adoption de la réforme, le CESE version 2010 constitue davantage une institution paragouvernementale.
 
Ce qualificatif sied bien au CESE dans la mesure où ce préfixe traduit aussi bien l'idée de proximité par contiguïté avec le gouvernement français (saisine, désignation des membres) que l’idée d’une intervention parallèle à l’action du pouvoir exécutif.
 
Sans sortir du giron du Gouvernement Français, le CESE issu de la loi n°2010-704  de juin 2010 par certains aspects s’est émancipé du pouvoir exécutif, tout d’abord, la loi consacre le principe d’une saisine parlementaire et populaire et ensuite la loi organique met en place une nouvelle composition du CESE qui tend à diminuer le poids du pouvoir exécutif dans la nomination des membres de cet organe consultatif.
 
A titre liminaire, il convient de noter que suivant le nouvel article 2 de l’ordonnance de 1958 modifiée précise que «Le Conseil économique, social et environnemental est obligatoirement saisi pour avis, par le Premier ministre, des projets de loi de plan et des projets de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental. Il peut être au préalable associé à leur élaboration». A ce titre, il faut remarquer que dans l’ancienne rédaction le CES était saisi par le Premier Ministre au nom du Gouvernement. Cette dernière précision a disparu des nouvelles dispositions.
 
Faut-il en conclure que le CESE en 2010 est devenu l’outil exclusif du Premier Ministre ? Nous le pensons pas d’une part, en raison du fait que le Gouvernement français est un organisme collégial, l’ancienne rédaction était donc superfétatoire, et d’autre part, l’article 3 modifié de l’ordonnance ne revient pas sur le principe suivant lequel «le CESE peut, de sa propre initiative, appeler l’attention du Gouvernement et du Parlement sur les réformes de nature à favoriser la réalisation des objectifs définis à l’article 1er de la présente ordonnance». De plus, le nouvel article 6 de l’ordonnance de 1958 évoque toujours une saisine gouvernementale en mentionnant qu’ «à la demande du Gouvernement ou de l’assemblée parlementaire à l’origine de la consultation….».
 
Si le Premier Ministre demeure l’interlocuteur et le destinataire privilégié des travaux sur le CESE, néanmoins, l’ensemble du Gouvernement profite de l’expertise de cette assemblée consultative qui n’est pas un service dédié à la maison primo-ministérielle. En ce sens, l’article 21 de l’ordonnance indique que «les avis et rapports du Conseil en assemblée sont adressés par le bureau au Premier Ministre dans le délai fixé, le cas échéant, par le Gouvernement qui en assure la publication au Journal Officiel».
 
Du point de vue financier, l’ordonnance du 29 décembre 1958 prévoit à l’alinéa 1er de l’article 23 que «les crédits nécessaires au fonctionnement du CES sont inscrits, par chapitre, au budget du Premier ministre»[2]. Le budget du CES est relié à la mission de «conseil et contrôle de l’Etat» et rattaché au service du Premier Ministre.
 
Cette inscription au budget des services primo-ministériels étaye la thèse suivant laquelle le CESE ne serait qu’une émanation du gouvernement au service de l’exécutif. L’architecture budgétaire est symptomatique du lien de dépendance fonctionnelle établi en 1958 entre ce cabinet ministériel qui n’entend pas dire son nom et les services du Premier Ministre. Cette présentation du rôle du CES au travers du prisme du droit budgétaire occulte l’aspect de représentation des principales organisations de la société civile de cette institution constitutionnelle qui ne peut donc être assimilée ou réduite à une administration[3].
 
D’ailleurs, par lettre en date du 7 janvier 2003, M. Jacques Dermagne, Président du CES, a estimé que l’institution qu’il présidait avait davantage de points communs avec l'Assemblée nationale et le Sénat qu'avec une administration centrale consultative au regard de sa fonction de représentation des forces vives de la Nation en sus de sa fonction de conseil du gouvernement. Il avait donc saisi le Premier ministre pour que le budget du CES soit examiné dans le cadre des Pouvoirs publics.
 
Aussi, l’article 15 du projet de loi organique n°1891 enregistré le 25 août 2009 au bureau de l’Assemblée Nationale en abrogeant le premier alinéa de l’article 23 de l’ordonnance de 1958 précitée laissait entrevoir une évolution du statut budgétaire et financier du CESE.
 
L’article 19 de la loi organique du 28 juin 2010 entérine la suppression de l’alinéa 1er de l’article 23 de l’ordonnance de décembre 1958, ce qui annonce une émancipation budgétaire du CESE par rapport au chef du gouvernement. Sur le plan du symbole, cet acte est une étape importante vers l’autonomisation du CESE sur le plan organisationnel.
Dorénavant, l’article 23 de l’ordonnance de 1958 est ainsi rédigé : «Les crédits nécessaires au fonctionnement du Conseil économique, social et environnemental sont gérés par le Conseil ».
 
A côté du lien budgétaire, il existait un lien fonctionnel entre le CES et le gouvernement[4]. La loi organique n°2010-704vient bouleverser la donne puisqu’en raison des modes de saisine de cette assemblée consultative (saisine parlementaire et saisine populaire) et des modalités de composition du CESE (l’article 7 de l’ordonnance modifié supprime la représentation de quatre catégories dont la désignation était assurée par décret : représentants des entreprises publiques, représentant du logement, représentant de l’épargne et représentants des français établis à l’étranger[5] ), le CESE s’affranchit de l’emprise gouvernementale. Néanmoins, le CESE version 2010 reste un des conseillers du Gouvernement en ce qui concerne la détermination et la conduite de la politique de la Nation.
 
L’Article 69 de la Constitution tel qu’il a été modifié par l’article 46-I de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 indique que «Le Conseil économique, social et environnemental, saisi par le Gouvernement, donne son avis sur les projets de loi, d'ordonnance ou de décret ainsi que sur les propositions de lois qui lui sont soumis». L’article 70 précise que «Le CESE peut être consulté… sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental. Le Gouvernement peut également le consulter sur les projets de loi de programmation définissant les orientations pluriannuelles des finances publiques. Tout plan ou tout projet de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental lui est soumis pour avis».
 
En vertu de l’article 2 modifié de l’ordonnance de 1958, «Le Conseil économique, social et environnemental est obligatoirement saisi pour avis, par le Premier ministre, des projets de loi de plan et des projets de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental. Il peut être au préalable associé à leur élaboration. Il peut être saisi pour avis, par le Premier ministre, des projets de loi de programmation définissant les orientations pluriannuelles des finances publiques, des projets de loi, d’ordonnance ou de décret ainsi que des propositions de loi entrant dans le domaine de sa compétence".
 
Il découle de ce qui précède que cette «assemblée» proche du pouvoir exécutif est dans certaines hypothèses obligatoirement consultée avant l’adoption de certaines mesures législatives sous peine de vicier la procédure[6] : ce sont les projets lois de plan ou projet de loi de programmation à caractère économique, social ou environnemental. En revanche, en ce qui concerne les projets de loi de programmation définissant les orientations pluriannuelles des finances publiques, la saisine est facultative.
 
Le gouvernement français dispose en vertu de la Constitution des prérogatives importantes lui permettant d’intervenir dans le processus d’adoption de différentes normes juridiques (projet de loi, ordonnance de l’article 38 et décret), dès lors, le CESE étant un des conseillers de l’exécutif, le nouvel article 2 de l’ordonnance de 1958 tiré de la loi organique complète l’ancien dispositif et indique expressément que le CESE peut être saisi pour les ordonnances qui entrent dans son champ de compétence.
 
Suivant le nouvel article 2, «Il peut également être consulté, par le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale ou le Président du Sénat, sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental. Il peut être saisi de demandes d’avis ou d’études par le Premier ministre, par le Président de l’Assemblée nationale ou par le Président du Sénat. Dans les cas prévus aux deux premiers alinéas, le Conseil économique, social et environnemental donne son avis dans le délai d’un mois si le Premier ministre déclare l’urgence».
 
L’analyse du rapport entre le CESE et le gouvernement suppose également d’évaluer le niveau de « réceptivité » du gouvernement aux travaux du Conseil. L’appropriation de la doctrine du CESE se mesure à l’impact de ses avis sur la politique gouvernementale[7]. A ce titre, l’article 4 de l’ordonnance n° 58-1360 de décembre 1958 prévoit que le gouvernement fait part au CES des suites données aux avis. Cette disposition est souvent restée lettre morte comme cela est souligné dans le rapport d’information du Sénat en date du 6 mai 2009. Aussi, le projet de loi organique supprime cette obligation qui doit normalement peser sur les épaules du Premier Ministre (article 4 du projet de loi organique).
 
Durant les débats parlementaires, la commission de l’Assemblée Nationale a introduit un amendement qui tend à conserver l’article 4 précité de l’ordonnance de décembre 1958 mais celui-ci n’a pas été adopté. Cette suppression a été discutée lors des discussions parlementaires car un des objectifs de la réforme était de donner une nouvelle impulsion à une institution en perdition.
 
Or, à notre sens, l’obligation mise à la charge du Premier Ministre de faire un bilan annuel sur les « retombées » des travaux du CESE sur le droit positif est un élément permettant d’assurer une écoute attentive des recommandations et suggestions prises par cet organe. A la suite du processus législatif, il a été voté qu’avant le dernier alinéa de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : « – s’il y a lieu, les suites données par le Gouvernement à l’avis du Conseil économique, social et environnemental »[8].
 
L’intensité de la relation CESE/Gouvernement se jauge à la fréquence des interventions ministérielles en assemblée plénière. Ces interventions ministérielles « constituent une des marques d’intérêt que le gouvernement porte aux travaux du Conseil. Elles restent cependant de facto limitées en nombre, ce qui ne doit pas surprendre dès lors que le CESE ne constitue pas non plus une troisième chambre parlementaire chargée d’adopter la loi et de contrôler l’action du gouvernement. En 2008, le Conseil a entendu à douze reprises un membre du gouvernement, dont une fois M. François Fillon, Premier ministre, lors de la remise du rapport d’activité 2007 du CES »[9].
 
Le fait que l’auto-saisine corresponde à la majorité des travaux publiés (en plus de la saisine permanente instaurée par l’article 2 du décret n°76-746 du 28 août 1974 sur la conjoncture économique), cela démontre le phénomène d’  «autarcisation» qui touche le CESE. Cette hypothèse n’a pas été prévue par le texte constitutionnel mais «simplement par l’ordonnance de 1958», ce qui soulève la question de comptabilité de cette disposition avec la Constitution. La loi organique de 2010 ne revient pas sur cette possibilité qui permet au CESE d’avoir une activité parallèle à l’action du Gouvernement et en dehors de toute sollicitation, d’où le qualificatif que nous avons employé d’institutionparagouvernementale. Dans sa décision du 24 juin 2010[10], le Conseil Constitutionnel n’a pas censuré le dispositif afférent à l’auto-saisine.
 
Cette situation résulte de la concurrence institutionnelle entre les structures de l’administration consultative contrôlées par le chef du gouvernement (Centre d’analyse stratégique et le conseil d’analyse de la société, Haut conseil sur l’avenir de l’assurance-maladie ; Conseil d’orientation des retraites…). Aussi, la Constitution de la Ve République (article 38 et 39) a élevé au niveau de la loi fondamentale le rôle consultatif du Conseil d’Etat dans trois domaines : la délégalisation des textes de forme législative intervenus avant 1958, les ordonnances et les projets de loi. Contrairement aux différentes administrations consultatives qui existent et prolifèrent en France, le rôle opéré par le Conseil d’Etat n’est pas de même nature que celui effectué par le CESE, le premier est un «pré-contrôle» de légalité et de constitutionnalité, le second est davantage un contrôle d’opportunité.
 
Le CESE version 2010 peut toujours en amont être associé à l’élaboration des projets de loi de plan ou de loi de programmation (article 2 de l’ordonnance modifiée). Il faut être raisonnable quant aux conséquences à tirer de cette «association». Cela ne signifie pas que le CESE doit être qualifié de co-auteur des projets de loi à côté du gouvernement car un organe ne peut recevoir la qualité de co-auteur que si et seulement s’il a « un pouvoir libre et déterminant sur l’existence de la norme traduisant un partage d’autorité »[11], ce qui n’est pas la situation du CESE.
 
En sous-texte de la loi organique portant modification de l’ordonnance de décembre 1958, il ressort que le manque d’intérêt du Gouvernement français vis-à-vis du CES est à l’origine de l’insuccès de cette institution, c’est pourquoi, le Constituant de 2008 a érigé le CESE en conseiller du Gouvernement et également du Parlement.
 
B.   Une institution para-parlementaire
 
Le Conseil d’Etat dans un arrêt Simonet en date du 17 mai 1957[12] a dénié la qualification d’assemblée parlementaire au CES version IV République. Les législateurs et les gouvernements de la Ve République ont adopté une attitude ambivalente vis-à-vis du CES.
 
D’un côté, ils se sont efforcés de ne pas en faire une assemblée parlementaire en le cantonnant à un rôle purement consultatif et en le privant de certains traits caractéristiques dont jouit le Parlement : immunité, impossibilité pour le Président de la République de s’y rendre librement. De même, son organisation en sections, inspirée de celle du Conseil d’Etat, devait exclure tout «mimétisme parlementaire».
 
D’un autre côté, il convient de mettre en exergue les similitudes entre le CES et l’Assemblée nationale et le Sénat : le régime d'incompatibilité (membres du CESE, Sénat, Assemblée nationale et parlement européen), la rémunération des conseillers (fixée par référence à l'indemnité parlementaire[13]), l'autonomie de la caisse de retraite, l'élection de questeurs. En vertu de l’article 6 de la loi organique du 27 juin 1984, le principe de la publicité des débats a été introduit opérant ainsi une imitation de la tenue des assemblées parlementaires[14].
 
 Il est intéressant de restituer ici les propos de M. Henri Feltz, rapporteur du Conseil économique, social et environnemental, prononcés à l’occasion d’une séance de l’Assemblée nationale pour appréhender le rang du CESE au sein des autres corps constitués.
 
Celui-ci à titre liminaire déclare « Au nom du président du Conseil économique, social et environnemental, M. Jacques Dermagne, je vous remercie d’avoir invité notre assemblée à vous rendre compte de son avis, adopté le 9 juillet dernier par 177 voix et 5 abstentions, sur le programme national de requalification des quartiers anciens dégradés…Au moment où il m’est fait l’honneur d’avoir à rendre compte de nos travaux devant vous »[15]. Ces deux assemblées ne sont clairement pas au même niveau hiérarchique. Ces paroles du rapporteur dénotent une attitude de subordination alors que le CESE est également un corps constitué au même titre que le Parlement. Ce sentiment de déférence traduit le fait que cette institution n’est pas une troisième chambre intégrée à la procédure législative.
 
Toutefois, la potentialité de l’érection du CES en une troisième chambre en droit français se révèle à certaines occasion lorsque par exemple, le ministre des relations avec le parlement vient lire devant le Conseil la déclaration de politique général du gouvernement Juppé I.
 
La réforme du CES entamée en 2008 confirme la nature ambivalente de cette institution au confluent des pouvoirs exécutif et législatif.
 
En effet, si les articles 32 à 36 de la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008 ont pour objet la modernisation des institutions de la 5e République, en ce qui concerne le CES, cette volonté d’adaptation passe par la résurgence d’un principe consacré sous la IVe République : la saisine parlementaire[16]. Ce retour en arrière est cohérent avec l’article 1er de la loi organique n°58-1360 du 29 décembre 1958 suivant lequel le CES est une assemblée placée auprès des pouvoirs publics et pas seulement auprès du gouvernement.
 
Cette intervention du pouvoir constituant dérivé érigeant le CESE en conseiller du gouvernement et du Parlement peut être perçue comme un élément de valorisation de cet organe. Il convient de noter que cette modification du mode de saisine du CESE intervient concomitamment avec la faculté offerte aux Présidents des assemblées parlementaires de soumettre au Conseil d’Etat des propositions de loi. Aussi, plutôt que de penser à un regain d’intérêt pour le CESE, cette possibilité nouvelle de saisine parlementaire du Conseil d’Etat et du CESE est davantage un gage de valorisation du Parlement qui s’adjoint les services d’une assemblée d’experts face à un exécutif contrôlant la procédure législative.
 
L’article 2 de l’ordonnance modifiée prévoit que la saisine est faite par le Président de l’Assemblée nationale ou par le Président du Sénat. A la lecture du nouvel article 70 de la Constitution, on aurait pu attendre une disposition permettant une saisine par une minorité de parlementaires ce qui aurait été cohérent avec la quête d’un accroissement des prérogatives de l’opposition en droit parlementaire français.
 
Lors des débats du projet de loi devant les assemblées, la question de la détermination des modalités de saisine parlementaire a été discutée. La possibilité pour les présidents de groupes parlementaires ou pour 60 députés ou 60 sénateurs de saisir le CESE a été émise. Une saisine calquée sur celle en vigueur pour le Conseil Constitutionnel a été rejetée afin de ne pas bloquer cette institution sous le poids des saisines au profit d’un dispositif reposant sur un droit de tirage des présidents des groupes[17]. En définitive dans le texte adopté, la saisine parlementaire a été réservée exclusivement au Président des deux chambres.
 
Le rejet d’une saisine parlementaire par les groupes de députés ou de sénateurs paraît surprenant dans la mesure où en même temps, il a été introduit et consacré le principe d’une saisine populaire sur la base de 500.000 signatures[18], or, M. Jean-Christophe LAGARDE a justement fait remarquer qu’ « il serait paradoxal qu’une pétition de 500.000 citoyens suffise à provoquer une saisine du CESE et que l’on refuse cette saisine à un groupe parlementaire qui représente au minimum, pour 15 députés, deux millions de français »[19]un groupe de parlementaire équivaut d’un point de vue électorale à plusieurs millions de citoyen français.
 
Le 1° de l’article 3 prévoit que le Conseil économique, social et environnemental pourra prendre l’initiative d’appeler l’attention non plus seulement du Gouvernement mais aussi du Parlement sur les réformes qui lui paraissent nécessaires. L’impact de cette option doit se jauger à travers le prisme des nouvelles règles de fixation de l’ordre du jour parlementaire.
 
La consécration d’une saisine parlementaire engendre indéniablement des conséquences dans l’organisation du travail. Des séances spéciales pourront, en vertu de l’article 14 de la loi organique qui modifie l’article 16 de l’ordonnance de 1958, être tenues à la demande des Présidents des assemblées parlementaires, comme elles pourront continuer à l’être à la demande du Gouvernement. Les membres du Parlement, ou des commissaires désignés par eux, pourront, selon l’article 16, avoir accès à l’assemblée et aux sections pour les affaires qui les concernent respectivement.
 
Lors des débats à l’Assemblée Nationale, M. Jean DIONIS du SEJOUR a exactement fait remarquer que « le Gouvernement, en ce qu’il dispose de l’administration centrale, n’a pas dans la conduite de sa politique et dans la préparation de ses projets de loi fondamentalement besoin du CESE. A contrario, le renforcement des liens unissant le CESE au Parlement permettra aux députés que nous sommes souvent en déficit d’expertise par rapport au gouvernement lorsque nous examinons un projet de loi de mobilier de nouveaux moyens à l’appui de nos analyses et de nos propositions».
 
Il convient de souligner que sous l’ancien régime, l’alinéa 2 de l’article 69 de la Constitution dès 1958 prévoyait un dispositif tendant à l’information des parlementaires. En vertu de ce texte, « Un membre du Conseil économique et social peut être désigné par celui-ci pour exposer devant les Assemblées parlementaires l’avis du Conseil sur les projets ou propositions qui lui ont été soumis ».
 
Cet alinéa est conservé, le rapporteur peut ainsi être entendu en séance publique par les assemblées parlementaires[20], mais la réforme va plus loin dans le processus d’information des parlementaires par la consécration des principes d’une saisine parlementaire et de l’égalité entre exécutif et législatif surtout que dans le rapport du Sénat du 9 mai 2009, il est noté que « depuis 2005, l’Assemblée nationale n’en a, en effet, connu que quatre auditions d’un membre du CES. Au cours de la même période, le Sénat a procédé, pour sa part, à 5 auditions en séance publique, dont 3 lors de la présente session 2008 – 2009 »[21].
 
Une des caractéristiques d’une assemblée parlementaire est la proximité qu’elle entretient avec les citoyens en raison du processus électif de ses membres. Ainsi, la réforme de 2008-2010 du CESE en créant la saisine par voie de pétition collective permet à cette institution de tisser un lien direct avec le peuple français sans pouvoir prétendre toutefois à la qualité de chambre composée des représentants de la Nation étant donné que ce droit de saisine n’est pas réservé au seul citoyen français.
 
A l’Assemblée nationale et au Sénat, il est préférable de parler d’un droit de suggestion, il est défini par l'article 4 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et par les articles 147 à 151 du Règlement de l'Assemblée nationale. Les « pétitions » y sont présentées comme des suggestions écrites adressées par une ou plusieurs personnes au président de l’une ou l’autre de ces deux assemblées parlementaires, ce qui démontre que le système constitutionnel français s’inscrit dans la théorie du régime de la démocratie représentative avec quelques saupoudrages de démocratie directe.
 
L’article 4 de l’ordonnance modifiée encadre le droit de pétition, consacré autroisième alinéa de l’article 69 de la Constitution. Il retient à cet effet undispositif délibérément souple : seuil à 500 000 signataires et non limitation de ce droit aux nationaux. Il appartiendra au bureau du Conseil de statuer sur la recevabilité de la pétition, qui lui sera adressée par un mandataire unique. L’avis faisant suite aux pétitions recevables sera adressé au Premier ministre, au Président de l’Assemblée nationale et au Président du Sénat, et publié au Journal officiel.
 
Il faut aussi noter que la loi organique instaure une procédure d’urgence afin de permettre à ce que la procédure du CESE puisse s’adapter à la procédure législative accélérée. Le dernier alinéa de l’article 2 et le nouvel article 6 de l’ordonnance modifiée permettent qu’à la demande du Gouvernement ou de l’assemblée parlementaire à l’origine de la consultation, le bureau du Conseil économique, social et environnemental puisse recourir à une procédure simplifiée. La section compétente émet alors un projet d’avis dans un délai de trois semaines. Ce projet devient l’avis du Conseil économique, social et environnemental au terme d’un délai de trois jours suivant sa publication, sauf si le président du Conseil économique, social et environnemental ou au moins dix de ses membres demandent, dans ce délai, qu’il soit examiné par l’assemblée plénière ».
 
Cette disposition n’a pas été censurée par le Conseil constitutionnel alors que dans l’organisation de cette procédure d’urgence, ce n’est pas l’assemblée plénière mais une section, qui n’est pas une instance représentative, qui fixe la doctrine du CESE[22]. Ce dispositif, créé par souci d’efficacité, dénote par rapport au fonctionnement des chambres parlementaires dont le principe est l’adoption d’un texte exclusivement en assemblée plénière.
 
Toutefois, certains aspects de la loi organique de juin 2010 laissent à penser que le CESE a entamé un processus de « parlementarisation ».
 
Tout d’abord, suivant l’article 24 de la Constitution, « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». En vertu de l’article 3 de la loi organique, le CESE « contribue à l’évaluation des politiques publiques à caractère économique, sociale ou environnementale », il s’approprie ainsi une compétence caractéristique du Parlement.
 
Dans l’ancienne rédaction, l’article 3 de l’ordonnance mentionnait qu’ « il peut faire connaître au Gouvernement son avis sur l’exécution des plans ou des programmes d’action à caractère économique ou social ».
 
La nouvelle formulation de l’article 3 aux termes duquel « Il contribue à l’évaluation des politiques publiques à caractère économique, social ou environnemental » a été adoptée en prenant en considération les articles 24 et 47-2 de la Constitution suivant lesquels il revient au Parlement d’évaluer les politiques publiques avec l’assistance de la Cour des Comptes.
 
En même temps, la mission d’évaluation confiée par la loi organique au CESE est le parfait complément de la mission de suggestion des adaptations nécessaires prévue à l’article 1er de l’ordonnance de 1958. Il n’en demeure pas moins vrai que le symbole est fort car la réforme érige, certes par la petite porte, le CESE en troisième chambre du parlement au moins en ce qui concerne une des tâches dédiées au pouvoir législatif. Cette disposition n’a pas été censurée par le Conseil Constitutionnel dans sa décision n°2010-606 DC du 24 juin 2010.
 
L’étude de la compétence du CESE dans la matière budgétaire est révélatrice de la situation statutaire dans laquelle se trouve cette institution. La matière budgétaire dès 1958 faisait l’objet d’un régime spécifique dans la mesure où il était indiqué que «le CES est obligatoirement saisi pour avis des projets de lois de programme ou de plans à caractère économique ou social, à l’exception des lois de finances».
 
A la lecture de la version originelle de l’ordonnance de décembre 1958, la question s’est posée de savoir si la partie de la phrase « à l’exception des lois de finances » emportait incompétence du CES sur ces projets de lois. A notre sens, si le CES n’était pas obligatoirement saisi pour les projets de loi de finance, il n’était pas interdit que le CES soit facultativement saisi pour avis dans le domaine des finances publiques. En pratique, le gouvernement n’a jamais saisi pour avis le CES d’un projet de loi de finances, c’est toujours a postériori dans son avis annuel sur la conjoncture économique que le CES «commente les choix budgétaires et financiers qui ont été faits par le gouvernement et qui ont été entérinés par la représentation nationale»[23].
 
Le constituant de 2008 a séparé la matière économique du domaine des lois de finances. Ni la réforme constitutionnelle, ni la loi organique n’identifient expressément l’hypothèse de la loi de finance, or, juridiquement la catégorie des lois de finances est distincte de la catégorie de loi appelée à définir «les orientations pluriannuelles des finances publiques»[24].
 
A défaut d’interdiction expresse et compte tenu de la rédaction de l’article 2 de l’ordonnance modifiée qui permet que le CESE soit saisi de n’importe quel projet de loi entrant dans son domaine de compétence, d’autant que le Conseil d’Etat dans un avis n°381-365 en date du 27 mars 2008 a considéré que l’article 70 de la Constitution et l’ordonnance de 1958 portant loi organique «ne sauraient être interprétés comme limitant l’objet des plans à la matière économique et sociale et excluant par suite de cet objet la matière des finances publiques», il ressort du droit positif que le CESE a aussi vocation à être une assemblée consultative en ce qui concerne les projets de loi de finances.
 
Ce point est essentiel car le parlementarisme s’est construit autour du principe de consentement à l’impôt par les représentants de la Nation. Le contrôle des assemblées sur le budget est concomitant à la création du Parlementarisme. Le Doyen Hauriou faisait de finances publiques l'élément le plus important de la chose publique[25].
 
Enfin, l’article 19 de la loi organique supprime l’alinéa de l’article 23 de l’ordonnance de 1958 suivant lequel «les comptes sont soumis au contrôle de la Cour des comptes». Cette modification confirme le fait que le CESE n’est pas une administration dotée d’un comptable public et que son mode de fonctionnement budgétaire et financier s’apparente davantage à celui des assemblées parlementaires.
 
Il découle de ce qui précède que la loi organique vient préciser les modalités de collaboration entre le CESE et le Parlement. S’il est possible d’affirmer que le CESE est institution paraparlementaire en ce sens qu’il est proche et travaille dans le sillage du Parlement, à l’heure actuelle, la France n’est toujours pas dotée d’un tricaméralisme. Le CESE demeure une assemblée consultative instituée comme un outil laissé à la disposition du Gouvernement et du Parlement.
 
D’ailleurs, le débat parlementaire a permis de revenir sur les dispositions du projet de loi organique d’août 2009 favorisant l’exécutif au détriment du législatif quant à l’utilisation des services du CESE. En effet, suivant le projet de loi organique d’août 2009, il y avait une dissymétrie de l’information entre le Parlement et le Gouvernement puisqu’il était indiqué que les avis étaient adressés au Président des chambres si et seulement s’ils étaient à l’origine de la consultation alors que le Premier Ministre recevait les avis et les rapports et ce même s’il n’était pas l’auteur de la saisine. Le débat parlementaire a permis d’équilibrer la charge d’information et dorénavant l’article 21 de la même ordonnance est complété par une phrase ainsi rédigée : « Ils sont également adressés au Président de l’Assemblée nationale et au Président du Sénat. »
 
L’action prudente du constituant de 2008 et du législateur de 2010 vis-à-vis du CES répond à l’objectif de réhabilitation du Parlement français au sein des pouvoirs publics constitués. Cette réforme n’aurait pu être valablement une entreprise de sauvetage de trois institutions, le bicaméralisme étant déjà malade sans qu’il soit besoin d’adjoindre au Parlement une troisième assemblée représentant les corps intermédiaires et composée d’experts.
 
 
[1] L. Duguit, op.cit., p. 161.
 
[3] V. rapport Sénat sur le projet de loi de finances de 2004, in http://www.senat.fr/rap/l03-073-331/l03-073-3311.html.
 
[4] V. rapport Sénat sur le projet de loi de finances de 2004, in http://www.senat.fr/rap/l03-073-331/l03-073-3311.html.
 
[5] Les représentants des entreprises publiques et des français à l’étranger sont relégués dans la nomination des personnalités qualifiées sans que cela n’impacte le nombre de représentants nommé par décret pour cette catégorie. Il n’empêche que la main mise gouvernementale sur le CESE s’est considérablement accrue avec la Constitution de la Vème République, d’une part en raison de la suppression de la saisine parlementaire et d’autre part en raison de l’emprise de l’exécutif sur la composition par la détention d’un pouvoir de contrôle de 30 % des nominations alors qu’il était de 8 % en 1946.
 
[7] Près de 50 % des avis rendus par le CES de 1969 à 1979 ont été suivis par le Gouvernement selon M. Beurier, in Le rôle du Conseil Economique et Social, RDP 1982, p. 1627 et s. Mais il soulignait la difficulté à évaluer rigoureusement l’influence réelle des avis, les suites faisant une trop grande place à l’explication de la politique choisie par le Gouvernement, au détriment des éléments de réponse circonstanciés aux propositions formulées par le Conseil.
 
[8] Article 3 de la loi n°2010-704.
 
[9] Rapport d’information du Sénat préc., p. 18.
 
[11] P. Ferrari, Essai sur la notion de co-auteurs d’un acte administratif unilatéral en droit administratif français, in Mélanges Eisenmann, éd. Cujas 1975, p. 219.
 
[12] CE, 17 mai 1957, Simonet, Rec. CE, p. 314.
 
[13] V. article 22 de l’ordonnance de 1958.
 
[14] V. article 18 de l’ordonnance de 1958.
 
[15] Assemblée nationale XIIIe législature. Session ordinaire de 2008-2009. Deuxième séance du mardi 27 janvier 2009, v. http://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2008-2009/20090138.asp#INTER_18.
 
[16] M. Byé, Le conseil économique et social, Etudes juridiques, nov. 1959, p. 31.
 
[17] Rapport E. DIARD, assemblée nationale n°2309, p.34 et 38.
 
[18] V. article 5 de la loi organique.
 
[19] V. Rapport E. DIARD préc., p. 33.
 
[20] Conformément à l’article 69 de la Constitution, le Conseil économique, social et environnemental a désigné M. Bernard Quintreau, président de la section du cadre de vie, pour exposer devant l’Assemblée l’avis du Conseil sur le projet de loi de programme relatif à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, Assemblée nationale XIIIe législature, Session ordinaire de 2008-2009. Première séance du mercredi 8 octobre 2008, v. http://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2008-2009/20090008.asp.
 
[21] V. Rapport sénat préc.
 
[22] Voir Rapport VIAL n°416, p. 67.
 
[23] Avis CES 5 juillet 2000 sur la conjoncture au premier semestre 2000, p. 140.
 
[24][24] V. article 2 de l’ordonnance de 1958 modifiée.
 
[25] Maurice Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public, Sirey, Paris, 12e éd., 1933, rééd. Dalloz, coll. "Bibliothèque Dalloz", 2002, p.962.
 
 

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Auteur

GOVERNATORI Jean-Joël

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